Face à la réapparition de la guerre conventionnelle, les pays d'Europe réarment en masse. Mais au-delà des destructions et des pertes humaines très élevées qu'elle peut entraîner, la guerre conventionnelle, quand elle est livrée par des puissances dotées de l'arme nucléaire, risque toujours de dégénérer en un conflit où l'arme suprême serait employée?
La guerre conventionnelle de haute intensité appartenait, croyait-on en Occident, au passé. Après la guerre froide, les formats des armées occidentales ont fortement décru. Certains pays ont abandonné leurs efforts en matière de défense, laissant la défense du continent à l'Otan et donc en grande partie aux États-Unis et à leur parapluie nucléaire. La France elle-même a transformé son format d'armée classique en corps expéditionnaire léger, notamment lors de la professionnalisation des armées au milieu des années 1990. Désormais, aucune puissance européenne ne serait en mesure de soutenir une guerre de forte attrition au-delà de quelques jours, par manque de moyens, autant en termes d'effectifs et d'armes que de munitions.
Or en février 2022, le déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie a montré que des conflits de ce type pouvaient ressurgir sans crier gare dans notre voisinage immédiat. De nombreux pays européens ont alors rapidement augmenté leurs budgets de la défense et entamé un long processus de réarmement et d'augmentation capacitaire, à l'image de l'Allemagne, de la Pologne ou encore des pays baltes.
La France, pays doté de l'arme nucléaire, ne fait pas un tel effort dans l'armement conventionnel, mais augmente elle aussi fortement son budget militaire, dont elle consacre une part importante à l'espace, au renseignement, au cyber et à l'innovation technologique (hypervélocité, drones, robots, etc.) sans rechercher une augmentation capacitaire en unités blindées ou d'infanterie. On l'aura compris: face au retour de la guerre à l'ancienne, les Européens réagissent.
La guerre conventionnelle de haute intensité se caractérise par des combats intenses et durables entre des armées conventionnelles, c'est-à-dire tous les affrontements hors usage de l'arme nucléaire. Les équipements utilisés sont lourds (chars de combat, canons de gros calibre, missiles de tous types, drones militarisés, hélicoptères, avions).
Les effectifs sont nombreux lors des actions entreprises, qu'il s'agisse d'actions offensives ou d'actions défensives. Les pertes sont élevées, autant en termes d'hommes que de matériels: des dizaines d'équipements divers peuvent être détruits et des centaines d'hommes neutralisés (tués ou blessés) en une seule journée. Les objectifs sont, le plus souvent, la conquête ou la défense de territoires, avec des lignes de front claires. L'intensité et la durée des combats sont importantes, même si des périodes d'accalmie peuvent souvent être constatées.
Les deux Guerres mondiales du XXe siècle sont de bons exemples de ce type de guerre. Le nombre de morts se compte en millions et les régions dévastées sont immenses. Les États ont organisé de véritables économies de guerre pour pouvoir produire des milliers d'avions et de chars, des millions d'obus, des milliards de cartouches.
Les guerres auxquelles les armées occidentales ont participé après la guerre froide ont été bien différentes et doivent être envisagées comme des guerres asymétriques, c'est-à-dire des conflits où les parties opposées disposent de capacités militaires et des ressources très déséquilibrées.
Le plus souvent, les pays les plus faibles, voire les groupes non étatiques tels que Daech, utilisent des tactiques non conventionnelles pour compenser leur désavantage (embuscades, harcèlement, terrorisme...). Il est vrai que les deux guerres du Golfe entreprises par les Américains ont engagé des gros moyens conventionnels; cependant, la différence en termes de qualité et de moyens entre la coalition dirigée par les États-Unis et l'armée irakienne était telle que les affrontements armés n'ont duré que quelques jours.
Sur le continent européen, la guerre de haute intensité a ressurgi lors de la guerre du Donbass en 2014.
L'utilisation de toute la panoplie des moyens conventionnels a déjà pu être constatée à cette occasion. Mais c'est bien «l'opération militaire spéciale» entreprise en février 2022 par le régime de Vladimir Poutine – en fait la tentative d'invasion de la totalité de l'Ukraine – qui présente l'ensemble des attributs de la guerre conventionnelle de haute intensité:
Les opérations sont conduites à grande échelle, engageant des brigades complètes sur un front d'environ un millier de kilomètres. Les destructions sont totales sur la ligne de front et les arrières font l'objet de bombardements massifs de la part des Russes, incluant des infrastructures et populations civiles, et plus ciblés de la part des Ukrainiens, visant des infrastructures militaires ou énergétiques. Bien entendu, les conséquences humanitaires sont majeures, entraînant, outre les pertes de civils, des déplacements importants de population et des destructions d'infrastructures essentielles, et engendrant des pénuries alimentaires ou de médicaments.
La guerre actuelle entre la Russie et l'Ukraine ne doit pas faire oublier qu'une guerre potentiellement de haute intensité se prépare en Asie de l'Est. La Chine continentale ne cache pas qu'un de ses objectifs géopolitiques majeurs est ce qu'elle appelle la réunification entre la République populaire de Chine et Taïwan. Dans ce cadre, elle s'arme à une vitesse effrénée et met l'accent sur les moyens maritimes et amphibies.
Parallèlement, Taïwan entreprend des efforts massifs en termes de défense alors que les États-Unis renforcent leur dispositif militaire et diplomatique dans la région. Dans ce contexte, la survenue d'une guerre majeure de haute intensité a une probabilité non nulle à moyen terme et substantielle à long terme.
Sur le plan géopolitique, la guerre de haute intensité a d'importantes conséquences. La montée en puissance de l'Otan est patente. L'organisation transatlantique a renforcé son dispositif à ses frontières avec la Russie et la Biélorussie, et deux nouveaux pays (Finlande puis Suède) sont venus s'y agréger. En outre, ce conflit, qu'aucun pays ne peut ignorer, a façonné en Europe et ailleurs dans le monde des camps entre pays pro-ukrainiens, pro-russes, neutres et opportunistes.
Ce type de conflit a également des répercussions géoéconomiques importantes. Les sanctions prises par les Occidentaux à l'encontre de la Russie ont incité cette dernière à très fortement se tourner vers l'Est et le Sud, autant en termes de débouchés économiques qu'en termes d'alliances ou de partenariats.
Comme nous venons de le voir, de tels conflits, a fortiori s'ils perdurent, poussent les nations à modifier significativement leurs positions, tant les dégâts et implications sont énormes.
Sur le plan de l'adaptation des forces armées, un long et patient travail, aux conséquences budgétaires importantes, est à effectuer. Les forces armées occidentales doivent investir dans des technologies de pointe: systèmes de surveillance avancés, dronisation terrestre, maritime et aérienne, équipements de guerre électronique, satellites d'observation, de détection ou de communication. La dissuasion doit également faire l'objet d'investissements massifs. En raison de leur situation d'États non dotés de l'arme nucléaire, la Pologne et l'Allemagne ont choisi plutôt une dissuasion de type conventionnel en changeant le format de leurs forces armées.
En outre, cette dissuasion par la massification doit s'accompagner de démonstrations de force, de manœuvres d'envergure, non seulement pour impressionner l'adversaire potentiel, mais également pour entraîner les forces. Les investissements doivent aussi concerner les systèmes de défense aérienne, spécialement les capacités de défense anti-missiles afin de contrer les attaques et de défendre les infrastructures critiques (centrales énergétiques, ponts, hôpitaux, aéroport, etc.). Par ailleurs, la guerre de haute intensité contemporaine incorpore le monde cyber. Les armées doivent donc développer des capacités défensives et offensives dans ces domaines qui comprennent les cyberattaques et tout le champ de l'information.
La guerre conventionnelle de haute intensité constitue-t-elle une nouvelle donne? Elle pourrait s'installer dans plusieurs régions du monde, tant les tensions entre les grandes puissances (États-Unis, Chine, Russie au premier chef) sont profondes et de nature à générer une forte conflictualité. Pour autant, ce type de conflit engendre un risque d'escalade nucléaire bien plus important que la conflictualité latente qu'entretiennent les grandes puissances (cyberattaques, désinformation, utilisation de proxies, etc.), ce qui pourrait en limiter la fréquence. Quel que soit l'avenir de la guerre de haute intensité, il est certain que son retour implique des mesures de réajustement des dispositifs des armées et des doctrines militaires. Choix difficile, mais indispensable en ces temps de difficultés budgétaires.
Cet article a été publié initialement sur The Conversation. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original