Ce printemps, le président russe Vladimir Poutine a pris tout le monde de court en limogeant le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou. Considéré comme un ami personnel de Vladimir Poutine, l'homme a été nommé à un nouveau poste prestigieux, du moins en apparence.
Ce traitement privilégié contraste nettement avec le sort réservé à d'autres figures déchues dans l'entourage de Poutine. Cette bienveillance envers Choïgou est d'autant plus marquante quand on se souvient des méthodes du Kremlin à l'époque de Staline, où les carrières brisées se soldaient souvent par des issues fatales, notamment durant la période de la «Grande Purge» de 1936 à 1938.
C'est à cette période que la terreur imposée par le dictateur paranoïaque, dont presque personne n'était à l'abri, a atteint son paroxysme. Une anecdote, qu'elle soit vraie ou inventée, illustre bien ce climat de peur: Staline croise un général dans les couloirs du Kremlin, s'arrête pour le dévisager et lui lance:
En effet, l'espérance de vie des hauts responsables de l'époque avait dramatiquement chuté. Toutefois, même avant la période de la «Yezhovchtchina» – du nom de Nikolaï Yezhov, chef de la police secrète soviétique NKVD – les indésirables étaient déjà éliminés.
L'élimination physique des victimes ne suffisait pas au Kremlin: elles étaient également effacées des photographies, comme si elles n'avaient jamais existé. Cette forme soviétique de damnatio memoriae (condamnation de la mémoire) est illustrée par plusieurs exemples célèbres que nous présentons ici:
Cet exemple de censure des images soviétiques, l'un des plus connus, illustre deux luttes de pouvoir. La première a été perdue par Trotski, organisateur de la révolution d'Octobre et fondateur de l'Armée rouge, qui fut un temps l'homme le plus puissant après Lénine. Après la mort de Lénine en 1924, Trotski fut écarté par Staline et qualifié de «déviationniste de gauche». Staline, initialement soutenu par Kamenev et Zinoviev, forma avec eux le triumvirat.
Après avoir réussi à évincer Trotski, Staline s'est débarrassé de Kamenev et Zinoviev en 1927 lors d'une deuxième lutte pour le pouvoir, les qualifiant alors de «déviationnistes de droite». Tous deux furent condamnés à mort et exécutés en 1936 lors du premier procès-spectacle de la Grande Purge. En 1940, Trotski fut assassiné au Mexique par un agent soviétique.
Trotski, l'adversaire le plus redoutable de Staline, a été systématiquement effacé de la mémoire visuelle soviétique après sa déchéance de nationalité. Pendant la période stalinienne, seule une partie de la photo de Goldstein était montrée – la moitié droite de l'image, où figuraient Trotski et Kamenev, était tout simplement supprimée. Dans les années 1960, ils ont été effacés et remplacés par des marches d'escalier.
Le retrait des personnes tombées en disgrâce, comme dans l'exemple ci-dessus, n'était qu'une partie de la damnatio memoriae. Trotski, par exemple, dont l'existence ne pouvait être simplement niée, était présenté comme un adversaire de Lénine, et ses contributions à la révolution et à la création de l'Armée rouge étaient passées sous silence ou minimisées.
Après la destitution et l'exécution du puissant chef des services secrets, Lavrenti Beria, son entrée dans la grande encyclopédie soviétique disparut soudainement l'année suivante. A la place, les lecteurs découvrirent un article étonnamment long sur la mer de Béring.
La première technique de manipulation d'images consistait principalement à gratter le négatif avec un scalpel ou une aiguille, puis à peindre de fines lignes directement sur l'émulsion.
Des passages étaient aussi coupés dans les imprimés ou des tirages entiers étaient supprimés. Si une publication ne pouvait être évitée pour des raisons politiques, les visages ou les personnes étaient grattés ou noircis.
Des privés ont également adopté cette pratique avec leurs propres livres, magazines et photographies. En effet, tout document pouvait devenir illégal du jour au lendemain et représenter un danger mortel pour son propriétaire. Même le haut fonctionnaire du parti, Anastas Mikoyan, noircissait dans ses archives privées les personnes tombées en disgrâce.
Yezhov était le chef de la police secrète soviétique, le NKVD, pendant la Grande Terreur. La Yezhovschina, qui a causé près de 800 000 morts documentées, ciblait d'abord les dirigeants du parti et de l'armée, puis s'est étendue de manière arbitraire aux membres du parti à tous les niveaux, et enfin à la population russe.
Mais en 1938, l'étoile d'Yezhov a commencé à pâlir; il était devenu trop puissant pour Staline et la terreur aveugle avait considérablement affaibli le parti et l'armée. A la fin de l'année, Yezhov a été destitué, puis il a subi le même sort que ses victimes et son prédécesseur, Genrikh Yagoda: il a été arrêté et exécuté. Après son exécution, le «nain toxique», comme Staline l'avait surnommé, a été effacé de plusieurs photos le montrant aux côtés de Staline.
Cette célèbre combinaison d'images est souvent citée comme exemple de la manipulation radicale des images par les Soviétiques. Cependant, elle ne constitue pas un bon témoignage: d'une part, seule l'une des personnes représentées est tombée en disgrâce, à savoir Antipov, vice-président du Conseil des commissaires du peuple, qui a été exécuté en 1938. Kirov a été assassiné en 1934, et Schwernik n'a pas été inquiété jusqu'à sa mort en 1970. D'autre part, la dernière image est clairement une peinture et non une photographie.
Même Staline a été en partie «cancellé» après sa mort en 1953. Dans le cadre de la déstalinisation lancée par son successeur, Nikita Khrouchtchev, le culte de la personnalité de Staline a été abandonné. Le tableau de propagande «Lénine proclame le pouvoir soviétique», où le dictateur se tenait encore derrière Lénine dans la version originale de 1947, illustre bien ce phénomène. En 1962, Serov a dû remanier le tableau. Outre Staline, Félix Dzerjinski, fondateur de la Tchéka, la police secrète soviétique, et Mikhaïl Sverdlov, brièvement chef de l'Etat soviétique et décédé prématurément, ont été retirés du tableau.
(Traduit et adapté par Chiara Lecca)