A en croire les critiques du film de Ridley Scott, le vrai Napoléon ne ressort pas vraiment grandi... Au fond, était-il juste un ignoble salaud?
Arthur Chevallier: Ah non, je ne suis pas d'accord! Ridley Scott ne le présente pas du tout comme un salaud. Quelqu’un de très renfrogné, timide, taiseux, vulgaire aussi, mais pas foncièrement méchant. C’est un portrait d’un Napoléon très gentil avec sa femme, assez discret – ce qui n’est pas la réalité, d’ailleurs.
Si Napoléon n’était pas un salaud, qui était-il? Vous qui le connaissez bien, comment le décririez-vous?
Napoléon était un individu épris de liberté pour lui-même. Il a fait absolument tout ce qu’il a voulu. Il a réalisé quelque chose qui nous parle à tous: soumettre la vie à sa propre volonté. Il a prouvé que si on veut, on peut.
Vous auriez quelques traits de caractère à nous dévoiler?
Il avait un charisme inouï et une force de travail sans égale. Il était capable d’arbitrer entre l’intuition et le raisonnement en permanence. Il avait des qualités «professionnelles» qu’on retrouve rarement réunies chez une seule personne: excellent communicant, fin psychologue, bon technicien, capable de comprendre n’importe quel sujet avec une rapidité frappante. Dans l’intimité, c’était à la fois quelqu’un de sympathique et de très brutal. Il avait évidemment une part de vulgarité en lui.
Ce qui explique pourquoi nous sommes toujours aussi fascinés par le personnage, plus de 200 ans après sa mort?
La plupart des gens voient Napoléon comme un grand conquérant, à l'image d'un Jules César, d'un Genghis Khan ou d'un Alexandre Le Grand. Mais pas du tout! Napoléon, c’est quelqu’un qui a inventé la modernité politique en Europe et qui l’a imposée dans de nombreux pays. Les conquêtes qu’il a opérées sont le résultat, pour la plupart, sauf dans le cas de l’Espagne et la Russie – et encore, c’est sujet à débat! – de guerres principalement défensives. Napoléon, si vous voulez, c’est quelqu’un qui s’est battu pour la naissance de la modernité politique, contre toutes les forces réactionnaires en Europe.
Il a updaté le fonctionnement de l’Etat à l’état des sociétés civiles. Son aventure civile est presque aussi fascinante que son aventure militaire.
Quelle leçon peut-on retenir de Napoléon?
Tout ce qu’il a fait de sa liberté. Il est la démonstration que, dans la vie, la volonté finit toujours par payer. Il ne faut jamais dire oui à tout, ni écouter de manière excessive les conseils qu’on vous donne. Refuser les récits écrits à l’avance. N’en faire qu’à sa tête et suivre son intelligence.
Aujourd'hui, les Français ont-ils un peu tendance à idéaliser l'empereur?
Je ne crois pas que les Français l’idéalisent, mais il est évident que Napoléon est arrivé à un moment où la France était très attaquée, et qu'il lui a permis de se défendre.
Il a permis de la protéger contre les attaques des monarchies d’Europe, qui refusaient que le pays devienne une République et voulaient absolument remettre un roi en place. Il est celui qui a permis de poser des fondations très durables en matière d’égalité, d’Etat de droit ou de sécurité judiciaire avec le code civil… Ce ne sont pas de petits sujets! Il est normal donc que la France le perçoive comme quelqu’un qui lui a permis de s’émanciper. Un avant-gardiste au moment où l’Europe était très réactionnaire et la France inventait la modernité politique. Nous, on le perçoit comme ça.
Ce qui n'est pas le cas partout... Qu'en est-il aux Etats-Unis, en Angleterre, ou ailleurs?
Evidemment, pour les autres pays, c’est différent. Pour les Etats-Unis, Napoléon est un sujet de pop culture quasiment romanesque. Les Anglais le perçoivent encore différemment. Un homme beaucoup plus tyrannique, responsable de guerres extravagantes. Ce qui n’est pas non plus complètement faux. Napoléon est le meilleur ennemi des Anglais!
Le bicentenaire de sa mort, en 2021, n'a-t-il pas été l'occasion de se montrer beaucoup plus critique envers le personnage et le bilan de Napoléon?
Napoléon est un sujet d’histoire, critiqué au sens où il est beaucoup commenté. Certains aiment, d’autres pas. J’ai l’impression que c’est plutôt le contraire: on est en train d’assister depuis trois ou quatre ans à une véritable «Napoléomania». Le bicentenaire l’a prouvé. Le président de la République a prononcé un discours qui lui était excessivement favorable en 2021, ce qui n’était plus arrivé depuis Georges Pompidou. C’est un grand revirement de la part du chef de l’Etat français. On est gentiment en train de comprendre à quel point Napoléon est lié aux fondements de la République française. Sans lui, pas de République.
Mais l’histoire napoléonienne est une histoire mondiale. Il est très présent dans l’histoire de l’Europe de l’Est, en Chine, en Russie, en Angleterre, au Brésil, au Mexique, aux Etats-Unis… Il n’y a pas beaucoup de sujets de l’histoire de France qui traverse à ce point les frontières. Napoléon, c’est un «produit d’exportation» de premier ordre. Le film de Ridley Scott est une des preuves de cette popularité grandissante.