Dans votre chronique pour le New York Times, vous avez soutenu que les démocrates méritaient une compétition, et non un couronnement. Aujourd'hui, tout le clan du parti, y compris les Obamas, s'est aligné derrière Harris. Cette décision rapide en faveur de Harris pourrait-elle se retourner contre eux?
Bret Stephens: Nous sommes dans une phase très imprévisible de la politique américaine. En l'espace d'un mois, tant de choses se sont produites: le débat télévisé catastrophique de Biden, l'attentat contre Trump, et le retrait de Biden, le premier président depuis Lyndon B. Johnson en 1968 à ne pas se représenter.
Harris est, selon les sondages, très impopulaire depuis sa prise de fonction en tant que vice-présidente. Pourtant, dans un duel contre Trump, elle est actuellement presque à égalité. Comment expliquez-vous cette contradiction?
Le soutien pour Harris reflète-t-il le soulagement des démocrates que Biden se retire de la course? Ou existe-t-il un véritable enthousiasme pour Harris qui n'existait pas auparavant? Nous ne le savons pas encore. En tout cas, Harris a désormais l'opportunité de se présenter sous un nouveau jour au public, qui l'avait précédemment plus ou moins écartée.
Elle n'est pas connue pour susciter de l'enthousiasme, mais ses premiers discours en tant que candidate ont été bons.
Ils étaient sans aucun doute meilleurs que ce que ses critiques, moi y compris, avaient anticipé. On se demande donc: Kamala Harris connaît-elle une euphorie passagère, comme celle qui suit la consommation d'une dose de sucre? Ou son bon départ reflète-t-il une nouvelle dynamique et est-elle peut-être une candidate plus forte que ce que l'on pensait? Ou bien est-elle simplement meilleure pour rappeler aux électeurs ce qu'ils n'aiment pas chez Donald Trump et son candidat à la vice-présidence? Là aussi, difficile à dire.
Les démocrates ont traditionnellement choisi des candidats à la présidence modérés, capables d'attirer les électeurs indépendants. Kamala Harris correspond-elle à ce schéma, ou est-elle réellement aussi à gauche que le prétend la campagne de Trump?
Les démocrates travailleront dur pour affirmer qu'elle est modérée. Personnellement, je pense qu'elle est la candidate présidentielle la plus à gauche depuis George McGovern en 1972 (McGovern, un démocrate, avait alors perdu face au républicain Richard Nixon). Cela me rend sceptique quant à ses chances de succès, car les Américains n'apprécient généralement pas les candidats trop à gauche. Cette élection sera décidée dans un nombre relativement restreint d'États, qui se caractérisent par une forte présence d'électeurs indépendants.
Et la victoire de Harris en Pennsylvanie ou au Michigan semble improbable?
Les Américains n'apprécient pas les démocrates dits de San Francisco. On le sait depuis 1984, lorsque la campagne de réélection républicaine de Ronald Reagan a ciblé l'idée que le Parti démocrate était dominé par son aile progressiste de San Francisco. Cette stratégie a fonctionné. Kamala Harris est, au sens propre du terme, une démocrate de San Francisco; elle vient de là et y a été procureure.
Une telle campagne des républicains fonctionnera-t-elle à nouveau?
Ils ont un problème, qui s'appelle Trump. Il dispose d'une base de soutien extrêmement motivée, mais mobilise aussi énormément d'un autre côté.
Lors de la convention du parti, il s'est montré conciliant — quelques jours après l'attentat. Mais ce changement n'a pas duré longtemps. Il ne modérera pas son ton.
S'il était capable de jouer le père de la nation après la tentative d'assassinat, il gagnerait presque à coup sûr. C'est vrai?
Je pense simplement que Trump est incapable de changer. Il pense que sa manière d'être est le secret de son succès. Il s'épanouit lorsqu'il participe à un rassemblement — c'est la scène taillée sur mesure pour lui, c'est là qu'il fait l'expérience d'une communion quasi cultuelle avec ses plus fidèles partisans. Il est moins à l'aise dans tout autre rôle.
Pourtant, selon les sondages, il parvient actuellement à mieux séduire les minorités qu'en 2020.
Il obtient effectivement de meilleurs résultats, notamment auprès des Hispaniques, mais aussi des Noirs américains. Cela a toutefois beaucoup à voir avec l'impopularité de Joe Biden auprès des Noirs américains. Pour des raisons évidentes, Kamala Harris aura probablement beaucoup plus de succès auprès de la communauté afro-américaine.
D'un point de vue européen, il est remarquable que les Etats-Unis n'aient jamais eu de présidente. Harris bénéficie-t-elle d'un bonus féminin ou est-ce plutôt un malus?
Le fait que les Etats-Unis n'ait jamais eu de présidente est plutôt une coïncidence. En 2016, c'était dû aux faiblesses d'Hillary Clinton en tant que candidate. Le sexe ou même la race ne seront pas des facteurs décisifs dans la campagne électorale, même si bien sûr il y aura toujours quelques personnes qui ne voteront jamais pour un candidat noir pour des raisons racistes — ou jamais pour une femme parce qu'ils sont misogynes.
Les Blancs étaient fiers de voter pour Obama parce que c'était une façon de montrer qu'ils n'étaient pas racistes. Mais ce qui est plus important que la politique identitaire, c'est l'économie, la migration et le rôle des Etats-Unis dans le monde.
Comment Harris colle-t-elle à l'héritage de Joe Biden, qui reçoit de mauvaises notes pour sa politique migratoire et économique?
C'est une question qui doit encore trouver une réponse. Les problèmes de Biden en tant que président étaient-ils la conséquence d'un programme impopulaire — ou simplement dus au fait qu'il était vieux et visiblement fragile? L'équipe de Harris pense que le programme était populaire et que le problème était le vieil homme. Je ne suis pas sûr que ce soit vrai.
Ils s'inquiètent du chaos à la frontière. Et ils pensent aussi que le monde est un endroit beaucoup plus agité que pendant les années Trump. Il y avait beaucoup de bruit sous Trump, mais en même temps, il y avait une plus grande stabilité relative.
Jusqu'à quel point Harris peut-elle s'écarter de la position de Biden en matière de politique étrangère sans être déloyale? Elle s'est récemment exprimée différemment sur la guerre de Gaza — elle a montré de la compassion pour la souffrance des Palestiniens.
Il y a sans aucun doute eu un changement de ton, avant même qu'elle ne décide d'éviter le discours de Netanyahou au Congrès la semaine dernière. C'est un décalage qui m'inquiète; mes propres opinions sur la guerre dans la bande de Gaza sont en effet très claires.
Personne ne se tait sur Gaza. Deuxièmement, sur quoi exactement ne se taira-t-elle pas? Ne se taira-t-elle pas sur le fait que le Hamas se cache dans des tunnels? Ou ne se taira-t-elle pas sur le refus du Hamas d'accepter les conditions d'un cessez-le-feu ou de libérer des otages? Que signifie exactement cette déclaration? Il semble qu'il s'agisse d'un signal adressé à une partie de la gauche, celle qui est la plus hostile à Israël. C'est moralement faux, mais je pense aussi qu'il est insensé que les Etats-Unis se distancient de leur allié le plus proche. Nous vivons dans un monde de dictatures agressives, et nous devrions être clairs sur qui sont nos amis et qui sont nos ennemis.
Lorsqu'il s'agit de façonner une nouvelle image pour Kamala Harris, les médias jouent un rôle crucial. Des publications influentes comme le New York Times et le Washington Post, qui ont récemment critiqué de plus en plus sévèrement Joe Biden, semblent maintenant adopter une attitude plutôt enthousiaste envers Harris.
Il ne fait aucun doute qu'une grande partie des médias semble favorable à Harris. Certaines informations sont désormais passées sous silence.
Typiquement, ce genre de révélation recevrait beaucoup d'attention — surtout si elle était une républicaine. Actuellement, ce sujet est à peine mentionné.
Les médias ont-ils encore le pouvoir de faire élire Kamala Harris à la Maison-Blanche?
Les médias n'ont plus le même pouvoir qu'auparavant. De nombreux Américains obtiennent leurs nouvelles non plus à travers les médias traditionnels, mais sur des plateformes comme Instagram, TikTok ou d'autres réseaux sociaux en dehors des médias classiques. Les médias traditionnels sont encore lus par une partie de l'électorat, mais celle-ci est peu susceptible de déterminer l'issue de l'élection.
Quel est votre bilan personnel du duel imminent entre Trump et Harris?
Ce sont les élections les plus déprimantes de ma vie. En tant qu'électeur indépendant, j'ai le sentiment de ne pas avoir de véritable choix. Henry Kissinger a un jour commenté la guerre Iran-Irak en disant: «Il est dommage que les deux côtés ne puissent pas perdre.» Cela résume plus ou moins mon sentiment à propos de cette élection.
Un véritable concours parmi les démocrates n'a pas été possible, car Biden a immédiatement lancé Harris lors de son retrait.
C'est une honte que cela se soit déroulé ainsi, car il y avait des candidats démocrates potentiels qui auraient mené des campagnes très solides et convaincantes, et qui auraient pu séduire les électeurs du centre politique, où je me situe.
Quand on pense à certaines des campagnes entre Hillary et Trump ou entre George W. Bush et John Kerry, cela en dit déjà long.
Qui auraient été vos favoris?
J'aurais souhaité que Nikki Haley se présente pour les Républicains plutôt que Donald Trump, et j'aurais aimé voir un démocrate comme le gouverneur Shapiro de Pennsylvanie, plutôt que Kamala Harris. Il est déconcertant, même pour les étrangers, de voir pourquoi un pays aussi puissant que les États-Unis produit de tels candidats à la présidence.
Pourquoi n'a-t-on pas trouvé de meilleurs candidats?
Peut-être est-ce parce qu’aux Etats-Unis, les personnes les plus compétentes évitent la politique, tandis que dans d'autres pays, les meilleurs individus s'engagent en politique. Nous avons donc de plus en plus de difficultés à choisir parmi des candidats de qualité.
Traduit et adapté par Noëline Flippe