Le conflit en Ukraine entre dans sa deuxième année. Il a fait des milliers de morts et de blessés, et a détruit de nombreuses infrastructures civiles, à Kiev notamment. La Galerie nationale d'art, par exemple, a été impactée par les frappes de roquettes russes, en octobre dernier.
Mais malgré les risques d'attaques, elle est restée ouverte au public et continue de présenter des expositions. Deux d'entre elles sont d'ailleurs en Suisse, réalisées en collaboration avec le Musée d'art et d'histoire de Genève (MAH) et le Kunstmuseum de Bâle.
Certains employés ont réduit leur temps de travail, d'autres sont partis, à l'étranger notamment. Le directeur de l'institution, Yurii Vakulenko, est quant à lui resté sur place. A quoi ressemble désormais son quotidien? Qu'est-ce qui a changé depuis le 24 février 2022? Il nous raconte.
Vous avez décidé de garder le musée ouvert malgré le conflit: pourquoi?
Yurii Vakulenko: Parce que c'est notre manière à nous de nous battre et de résister, même si je suis conscient qu'un jour, je devrai peut-être prendre les armes et aller au front. La culture est une partie intégrante de notre identité et de celle de notre pays.
Les gens viennent-ils toujours au musée?
Notre taux d'affluence est de 60%. C'est beaucoup, quand on pense à la situation actuelle en Ukraine.
La programmation du musée est-elle restée la même?
Non, nous avons tout changé. Avant, nous avions une exposition permanente et deux expositions temporaires. Aujourd'hui, nous n'avons que des expositions temporaires, 5 actuellement, dédiées à l'art contemporain. Nous exposons des artistes locaux qui racontent, illustrent et dénoncent la guerre. Par exemple, le travail d'un photographe qui a documenté le quotidien des soldats sur la ligne de front.
Qu'est-il arrivé à votre exposition permanente?
Le musée était fermé à ce moment?
Oui. Nous avons immédiatement organisé le déménagement. Cela nous a pris deux mois et demi. Nous avons ensuite rouvert en mai, mais nous avons refermé pendant deux semaines en octobre 2022.
Pourquoi?
Parce que les forces russes ont attaqué Kiev. Des roquettes sont tombées à 50 mètres du musée, les toits en verre et les fenêtres ont été brisés. Ces trous sont actuellement rebouchés avec des planches en bois, mais nous espérons les réparer en 2023.
Déplacer 14 000 oeuvres, c'est colossal. Comment organise-t-on un tel déménagement?
C'était une opération très délicate et physiquement compliquée. Quelques jours après l'invasion russe, j'ai pris toutes mes affaires et je suis venu m'installer sur place. Avec une partie de mon équipe et quelques bénévoles, nous avons protégé, emballé et transporté les oeuvres en lieu sûr. Une mission difficile à l'époque, parce que Kiev était attaquée.
Où sont les oeuvres?
(Rires). Je ne peux évidemment pas divulguer cette information, pour des raisons de sécurité. La seule chose que je peux vous dire, c'est qu'elles sont quelque part sous la terre.
Certaines d'entre elles ont été transportées à l'étranger, en Suisse notamment: ces collaborations ont-elles pour but de protéger l'art ukrainien?
Oui, mais pas seulement. En tant que professionnels, nous avons travaillé avec ces musées comme nous l'aurions fait en temps normal. Ils devaient aussi y trouver leur compte.
Comment s'est passé leur voyage?
En temps normal, c'est déjà compliqué de déplacer des biens qui ont autant de valeur. Vous imaginez la difficulté en temps de guerre? En plus, les oeuvres n'étaient pas assurées sur le territoire ukrainien, car les assurances ne travaillent pas lorsqu'un pays se trouve «en état de force majeure» (elles l'étaient cependant en Europe et en Suisse). De nombreux gardes ont donc veillé à leur sécurité. Elles étaient très bien emballées et une société spéciale de transport s'est chargée de les amener jusqu'à la frontière.
Quels problèmes?
Normalement, les personnes et les véhiculent font la file et attendent pendant plusieurs heures avant de passer la frontière. Mais nous ne pouvions pas attendre! C'était trop risqué. Heureusement, nous avons reçu le soutien du gouvernement et du ministre de l'Intérieur. Ils ont accéléré et facilité notre passage.
Pourquoi avoir choisi de collaborer avec la Suisse?
Nous avons également discuté avec Venise, Milan ou encore le Luxembourg. Mais une partie de notre collection appartenait, il y a 100 ans, à la famille Tereschenko, dont les descendants vivent à Genève. Nous sommes depuis des années en contact avec l'un d'eux. Dès le début du conflit, il a voulu nous aider. C'est lui qui nous a mis en relation avec le MAH de Genève et le Kunstmuseum de Bâle. Les deux musées ont réussi à monter les expositions en quelques mois seulement. Nous leur en sommes extrêmement reconnaissants.
Le conflit entre dans sa deuxième année: comment allez-vous?
Ce lundi (réd. date de l'interview avec watson), c'est une journée spéciale, car le président des Etats-Unis, Joe Biden, est à Kiev et les sirènes retentissent. Je travaille donc depuis la maison, car la ville est difficile d'accès. Ces prochains jours, nous nous attendons au pire. Aujourd'hui, je vais bien, mais ça n'a pas toujours été le cas.
J'imagine...
Ma famille était dans les territoires occupés par les forces russes et ma maison de vacance est près de Boutcha. Les tanks passaient dans les rues et mon coeur était avec mes proches. Quand je pars à l'étranger, pour le travail, j'ai l'impression d'être dans un monde parallèle.
Qu'attendez-vous de 2023?
Nous allons continuer de nous battre pour notre droit d'exister. Nous n'avons pas peur. Nous sommes attaqués, mais cela nous rend plus forts et courageux. Nous allons gagner, j'en suis persuadé.