Dans la guerre commerciale qui s’annonce entre les Etats-Unis et la Chine, Pékin semble avoir l’avantage. La politique protectionniste de Donald Trump pourrait marquer un tournant dans l’économie mondiale. Entretien avec James Johnstone, spécialiste des marchés émergents.
Le conflit commercial entre les Etats-Unis et la Chine semble avoir débuté. Qui va l’emporter?
Pour l’instant, nous n’en voyons que les prémices. Il s’agit encore d’un simulacre de guerre.
Pourquoi dites-vous cela?
Parce que si rien ne change, les rayons de Walmart et Home Depot seront bientôt vides. Donald Trump devra alors décider s’il veut vraiment une guerre commerciale ou non.
Donald Trump se serait-il donc piégé?
Il a déjà été contraint de revoir ses plans à plusieurs reprises, par exemple à propos de l’Iphone, dont le prix aurait triplé s’il avait maintenu ses premières mesures. Ses rencontres avec les PDG de Walmart et Home Depot pourraient l'influencer là aussi.
Mais les chaînes d’approvisionnement mondiales ne tolèrent plus de telles perturbations, n’est-ce pas?
Nous vivons à l’ère de la livraison «just-in-time», à flux tendu. C'est incompatible avec la version extrême des droits de douane annoncée par Trump lors de ce qu’il a appelé son «jour de libération». Il reste donc, selon moi, une large marge de manœuvre pour la négociation.
Dans cette confrontation, qui a les meilleures cartes?
La Chine semble bien mieux préparée. J’étais récemment au Pakistan: on y roule en voitures électriques de la marque BYD. Au Chili, on téléphone avec des smartphones Huawei. Les produits chinois ne sont pas consommés uniquement aux Etats-Unis.
La position de la Chine a donc radicalement changé depuis 2016?
Oui, tout comme le monde entier d'ailleurs. Dans deux ou trois mois, la question des droits de douane pourrait se poser de façon complètement différente.
Donald Trump reste convaincu que la Chine dépend des exportations vers les Etats-Unis.
Trump fait souvent de grandes déclarations pour les retirer juste après.
Mais cette fois, il semble bien décidé à appliquer ses taxes douanières.
Donald Trump est frustré par les déséquilibres commerciaux que les Etats-Unis entretiennent, notamment avec la Chine et l’Allemagne. Il veut aussi que l’Europe assume davantage de responsabilités en matière de défense. Pour lui, corriger ces déséquilibres serait une victoire.
Mais l'économie chinoise ne dépend plus autant des exportations qu'il y a dix ans, n'est-ce pas?
Il y a cinq ans, Xi Jinping a déclaré: «Nous allons faire mieux». Il voulait restructurer l’économie chinoise. Il a partiellement réussi. La consommation reste en deçà des objectifs, la population continue de trop épargner – contrairement à l’Occident, où l’épargne est insuffisante.
Il est plus facile d’inciter les gens à consommer qu’à épargner.
Cette réorientation économique porte-t-elle ses fruits?
Oui. Les marchés financiers chinois se sont redressés rapidement.
Et la crise immobilière?
Elle s’est stabilisée.
La Chine continue d’exporter massivement, non?
Oui, mais moins vers les pays riches du G7, et davantage vers les économies émergentes comme le Brésil.
Donald Trump poursuit lui aussi une politique de réorganisation économique.
Certes, mais il s’appuie sur un modèle économique du 19ème siècle, inadapté au monde actuel.
Son ministre du Commerce, Howard Lutnick, rêve de faire assembler les Iphones aux Etats-Unis.
Il y a une vidéo très drôle où les Chinois se moquent de cette idée. Une partie des Républicains continue de rêver à ce retour à une industrie illusoire. Qui, d’ailleurs, assemblerait ces Iphones? Le chômage aux Etats-Unis est quasi inexistant. Croyez-vous qu’un fonctionnaire bien payé, fraîchement licencié, acceptera un poste en usine à 15 dollars de l’heure?
Donald Trump met-il en danger la position dominante des Etats-Unis dans l’économie mondiale?
Nous vivons clairement un moment charnière. Je ne crois pas à la fin du «destin exceptionnel» des Etats-Unis, mais si la confiance dans le dollar ou les bons du Trésor (T-Bonds) vacille, cela peut avoir des conséquences majeures.
Les marchés obligataires ont réagi très vivement au «jour de libération» de Donald Trump. Est-ce pour cela qu’il a suspendu ses droits de douane pendant 90 jours?
Il se pourrait que la Chine ait contribué à cette tension en vendant pour quelque 50 milliards de dollars de T-Bonds, sapant ainsi leur réputation d’actifs sans risque. Par ailleurs, le dollar a perdu environ 75% de sa valeur face à l’or en cinq ans. C’est très révélateur.
Donald Trump veut maintenant conclure 200 accords commerciaux en 90 jours. Est-ce réaliste?
Non. Il faut généralement des années pour conclure un seul accord commercial.
Et l’Europe dans tout ça? Risque-t-elle d’être inondée de produits chinois?
Le vrai problème de l’Europe, c’est sa démographie et une fiscalité excessive. Contrairement aux Etats-Unis, elle ne peut pas résoudre ses déficits publics en imprimant sa propre monnaie.
Faut-il alors transformer l’Union européenne en véritable union politique?
Des réformes sont nécessaires pour lever les derniers obstacles au marché intérieur. Cela dit, les marchés financiers européens ont connu quelques bons mois, grâce à Donald Trump. Ce qu’il faut maintenant, c’est une croissance économique réelle et durable.
Le réarmement européen, lié à la guerre en Ukraine, annonce-t-il une forme de «keynésianisme militaire»?
A court terme, cela donnera sans doute un coup de fouet économique. Il sera intéressant d’observer les effets à long terme.
Il y a aussi la guerre des semi-conducteurs. Qui gagnera la course à l’intelligence artificielle?
Le succès de DeepSeek montre que l’intelligence artificielle (IA) va devenir beaucoup moins chère. La Chine a déjà fait baisser les prix des gadgets électroniques. Cette tendance se poursuivra, y compris pour l’IA.
L’intelligence artificielle peut-elle aussi résoudre nos problèmes démographiques?
Peut-être. C’est en tout cas la première technologie qui ne remplace pas seulement les tâches manuelles, mais aussi les emplois intellectuels. Si les postes qualifiés du secteur tertiaire subissent le même sort que les ouvriers industriels d’autrefois, cela posera un vrai problème. Les pays émergents seront probablement moins touchés que nous.
Face à la désintégration de l’ordre libéral et à l’essor de l’IA, comment cette histoire va-t-elle se terminer?
Grâce à sa suprématie dans les domaines de l’automobile électrique et du solaire, la Chine restera sans doute l’atelier du monde. BYD produit déjà plus de véhicules que Tesla. Et les pays riches en matières premières stratégiques, comme le cuivre ou le lithium, en tireront parti.
Les pays émergents vont-ils profiter de ce bouleversement?
Oui, surtout si le dollar continue de s’affaiblir – ce qu’ils attendent depuis dix ans. Depuis le début de l’année, les marchés boursiers de ces pays ont progressé d’environ 5%, tandis que ceux des Etats-Unis ont reculé de 8%. C’est la première fois depuis longtemps que les pays émergents surpassent les économies développées.
Et si les Etats-Unis plongent réellement dans la récession, comme beaucoup d’économistes le redoutent?
Hormis le Mexique, la plupart des pays émergents y résisteraient assez bien. Leurs dettes publiques sont bien moindres que celles des pays riches. Et depuis vingt ans, les inégalités de richesse entre pays développés et émergents se sont réduites.
Mais les marchés financiers ne l’ont pas encore reflété.
Cela tient à la position exceptionnelle des Etats-Unis et à la force du dollar. Mais cela pourrait bien changer. Peut-être que la stratégie absurde de Donald Trump sur les droits de douane aura, en fin de compte, provoqué un tournant historique.
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder