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Interview

L'Europe va-t-elle sombrer dans la violence? «Il faut espérer que non»

Emeutes qualifiées d'extrême droite jeudi à Dublin. Médaillon: Jean-Yves Camus.
Emeutes qualifiées d'extrême droite jeudi à Dublin. Médaillon: Jean-Yves Camus.Image: AP PA
Interview

L'Europe va-t-elle sombrer dans la violence? «Il faut espérer que non»

Du jamais vu: des émeutes spontanées à Dublin après une attaque au couteau, la victoire de l'extrême droite aux Pays-Bas. Spécialiste des radicalités politiques, Jean-Yves Camus décortique une époque marquée par le succès des partis identitaires.
24.11.2023, 18:4627.11.2023, 09:51
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L'extrême droite de Geert Wilders s'impose aux Pays-Bas sur fond de montée communautariste et de phénomène de gangs. A Dublin, des émeutes «spontanées» répondent à une attaque au couteau. Qu'est-ce que tout cela veut dire? Sur quoi tout cela peut-il déboucher? Les réponses de Jean-Yves Camus, spécialiste de l'extrême droite, codirecteur de l'Observatoire des radicalités politiques.

Qu’est-ce qui vous frappe dans les émeutes survenues jeudi à Dublin, répondant à l’attaque au couteau perpétrée par un homme d’une cinquantaine d’années, que des rumeurs disaient d’origine algérienne?
Jean-Yves Camus: Plusieurs choses sont frappantes. Nous avons un homme qui attaque des enfants à coups de couteau. Un fait horrible. Il faut saluer la réaction de passants, qui font preuve de courage en désarmant l’assaillant. Et puis, très vite, alors que l’identité du suspect n’a pas été publiquement dévoilée, des rassemblements, dont il conviendra de savoir s’ils étaient spontanés, ont lieu au centre de Dublin. Ils dégénèrent en affrontements avec la police, accompagnés de pillages de boutiques. Ce sont là des faits extrêmement inhabituels.

«Je ne me souviens pas, après un acte de cette nature, une attaque au couteau dont on ne connaît pas le mobile, qu’on ait eu, en Europe, des affrontements dans les rues avec la police»

Qui sont ces émeutiers?
Sur le coup, la police a mis en cause des groupes de hooligans. Ce qui est certain, c’est que l’Irlande est un pays où l’extrême droite organisée est groupusculaire. Il existe quelques petits groupes identitaires anti-immigration. Mais c’est infime.

Un argument est avancé: celui d'une pénurie de logements, qui pourrait expliquer en partie une réaction xénophobe.
C’est exact, mais cela n’épuise pas le sujet. Ceux qui s’intéressent à l’extrême droite irlandaise savent qu’il existe des micro-partis, dont certains, motivés par l’opposition à l’immigration sur fond de crise du logement et de concurrence pour l’emploi, se sont présentés à des élections en recueillant des scores infinitésimaux. On trouve, par ailleurs, des mouvements pro-life, catholiques traditionalistes, qui ont réagi à la modification de la législation sur l’IVG. Mais tout cela est infragroupusculaire. Si bien que l’idée qu’il puisse y avoir, en Irlande, une réaction spontanée de ces groupes, était totalement inimaginable.

Puisque c’était inattendu, cela pose la question d’une mobilisation via les réseaux sociaux.

«Cela fait longtemps que les réseaux sociaux jouent un rôle dans les mobilisations militantes, que ce soit à l’ultra-droite ou à l’ultra-gauche. Les black blocs en font assidument usage»

Les messageries cryptées permettent de se donner rendez-vous, mais surtout, au fur et à mesure que l’événement se déroule, de s’adapter aux dispositifs policiers. Dans le cas de Dublin, le temps qui s’écoule entre le fait générateur, l’attaque au couteau, et le début des heurts, est très bref. La police irlandaise avait déjà eu à affronter des groupes d’extrême droite pendant le confinement. Donc, elle commence à les connaître.

Ces émeutes «spontanées», politisées, s’en prenant tout à la fois à la police et à la présence immigrée, peuvent-elles constituer un précédent en Europe?
Il faut prendre en compte tous les paramètres. Pour que la réaction soit aussi rapide, il faut, comme on l'a dit, un réseau de communication performant, ainsi qu’une ville ou capitale relativement petite comme Dublin, pour que la convergence des individus se fasse de manière rapide. Il faut également un niveau de détermination assez fort. On n’est pas dans le cas de figure d’Annecy, où, suite à l’attaque terroriste au couteau perpétrée en juin dernier, une cinquantaine d’individus descendent dans la rue pour clamer des slogans ou organiser une mini-marche. A Dublin, on est dans une stratégie d’affrontements avec la police et d’occupation de la rue. Ce qui correspond assez bien à la stratégie des groupes hooligans.

«Est-ce que cela peut servir de précédent? Il faut espérer que non»

On pense aux suites de l’attaque au couteau qui a fait un mort le week-end dernier à Crépol, dans la Drôme, Thomas, un jeune de 16 ans.
Justement, dans le cas français, du moins pour l’heure, il ne s’agit pas de regroupements spontanés dans le but d’affronter la police ou de s’en prendre à des immigrés, mais de rassemblements d’identitaires organisés généralement plusieurs jours après les faits. Il y a un temps de latence. J’ai vu sur Telegram que des identitaires avaient l’intention de marcher en mémoire du jeune Thomas, à Albi, à Lyon, dans d’autres villes encore.

Aux Pays-Bas, l’extrême droite, c’est une première, a gagné mercredi les élections législatives. Avec 25% des voix, le double d’il y a deux ans, le vainqueur, le Parti de la liberté (PVV) de Geert Wilders, obtient 37 sièges sur 150. Quels enseignements tirer de cette victoire relative, au terme d’une campagne anti-islam, anti-immigrés et anti-Union européenne?
J’essaie de prendre un peu de hauteur par rapport à tout ce que j’ai entendu sur ces élections, à savoir: la vague de l’extrême droite qui déferle en Europe. Geert Wilders, dont le parti appartient, cela dit, au courant des droites radicales, est dans le paysage politique néerlandais depuis 2006. Son premier succès électoral remonte à 2010. Il a déjà fait tomber une fois le gouvernement Rutte, chef de file de la droite libérale, arrivée deuxième jeudi. Il a déjà été pressenti par la reine Beatrix pour faire partie d’une coalition avec les libéraux, ces derniers n’en avaient pas voulu.

«On n'a donc pas découvert Geert Wilders hier matin»

Il a profité du système proportionnel intégral et d’un phénomène d’usure affectant Mark Rutte, longtemps au pouvoir. Pour autant, Geert Wilders n’a guère de possibilité de trouver des alliés pour former un gouvernement.

On braque les projecteurs sur l’extrême droite, et l'on trouve dans le discours de Geert Wilders quelque chose de la lutte contre le «grand remplacement». Mais n’y a-t-il pas aux Pays-Bas un problème d’islamisme?
Oui, il y a un problème d’islamisme, comme ailleurs en Europe, à travers, notamment, la diffusion de l’idéologie des Frères musulmans, ce que certains appellent l’islamisation par le bas. A propos de Geert Wilders, vous évoquez la rhétorique du «grand remplacement», c’est tout à fait son thème, qui le rend plus proche d’Eric Zemmour que de Marine Le Pen. Je dirais qu'aux Pays-Bas, il y a surtout un problème de communautarisme. C’est lié au fait que la société néerlandaise est ce qu’on appelle en sociologie politique une société «pilarisée». Aux Pays-Bas, il y a quelques décennies, il existait un consensus institutionnel moral minimum, des valeurs communes, une culture dominante, qui reposait sur plusieurs piliers religieux et politiques.

Lesquels?
Les protestants et les catholiques avaient leurs partis respectifs, ils les ont toujours. Il n’y avait que deux religions, mise à part la petite communauté juive, qui n’avait pas et n’a toujours pas de représentation politique. L’islam, qui n’était pas encore présent, n’en avait pas non plus. Il y avait un donc un consensus assez large sur les valeurs basiques entre sociaux-démocrates, démocrates-chrétiens et libéraux.

«Tout cela a changé avec l’arrivée d’une importante population originaire du Maroc et de Turquie, qui, pour une partie d’entre elle, vit d’une manière très communautaire, avec des difficultés d’intégration qui n’ont échappé à personne»

Ces dernières années, le phénomène s’est accentué, puisque ces deux communauté, marocaine et turque, se sont investies en politique, un peu comme cela s’est passé en Belgique, en créant des partis politiques.

Des partis rattachés à la religion?
Officiellement, non. Officieusement, c’est un tournant majeur dans la configuration socio-politique des Pays-Bas. Les musulmans estiment avoir droit au chapitre comme l’ont historiquement les protestants et les catholiques.

«La droite traditionnelle est en panne»

Y a-t-il un phénomène d’insécurité pouvant expliquer le vote en faveur de Geert Wilders?
Il y a le développement des mafias. Les Pays-Bas sont en proie à un phénomène très sérieux de constitution de groupes criminels organisés, dont la première activité est le trafic de drogue en profitant de l’existence des grands ports néerlandais. Ces mafias, souvent liées à la délinquance marocaine, ont un sentiment d’impunité qui les a poussées, ces dernières années, à intimider les journalistes, l’un d’entre eux a été abattu en juillet 2021 en plein centre d'Amsterdam.

«Il y a là un phénomène de gangs qui gangrène la société néerlandaise et qui contribue à polariser le débat sur l’immigration et l’intégration»

Diriez-vous que l’extrême droite est en train de gagner du terrain partout ou presque? En Suède en 2022, ces derniers mois en Allemagne lors d'élections communales ou régionales, en Suisse récemment avec l’UDC, en Argentine avec l’élection du candidat «antisystème» Javier Milei, enfin, aux Pays-Bas. Y a-t-il à cela une logique?
J’ouvre une parenthèse: je place l’UDC en dehors du champ des droites radicales. C’est un parti composite, au gouvernement fédéral depuis 1929, alors sous son appellation agrarienne, inséré dans le jeu démocratique.

«Je ne range pas l'UDC parmi les droites radicales, même s’il y a eu la votation sur les minarets, la fameuse affiche avec les moutons noirs, etc.»

Pour répondre à votre question, j’ai l’impression que, s’il y a une percée de la droite radicale ou populiste, c’est parce que la droite conservatrice et libérale traditionnelle est en panne. Elle n’invente plus. Ce qu’on n’arrive plus à trouver, sauf chez Trump, c’est l’articulation entre le conservatisme et les masses populaires.

C'est-à-dire?
Ceux qui réussissent aujourd’hui à faire la jonction entre les classes populaires et ce qui apparaît comme une forme de conservatisme, ce sont les droites radicales. Ce n’est pas vrai de toutes. Sur les questions sociétales, Geert Wilders est beaucoup plus libéral que les gens de l’AfD en Allemagne ou que Giorgia Meloni en Italie. Sur les mœurs, il est bien plus ouvert que les Espagnols de Vox. Les droites radicales capitalisent sur les questions culturelles, sur le sentiment de dépossession qui existe au-delà des électeurs de droite. Mais elles capitalisent aussi sur la question des élites et de leur renouvellement, de leur déconnexion par rapport aux réalités du terrain, sur l’épuisement du modèle de la démocratie représentative, d’où les demandes, là où cela n’existe pas, de mise en œuvre de référendums et d’initiatives populaires.

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