Le quartier de Dundee semble avoir été fabriqué pour accueillir Halloween. A l'est de la ville d'Omaha, de jolies bicoques alignées à l'américaine affichent un gazon fraîchement tondu, recouvert de feuilles couleur rouille. Mais, cette année, les squelettes effrayants et les cercueils hantés doivent partager la vedette avec de mystérieuses pancartes blanches, flanquées d'un rond bleu. Et les responsables de cette véritable invasion n'ont pas honte d'avoir défiguré le 2nd congressional district du Nebraska.
En quelques jours, et armés d’un sacré paquet d'huile de coude, Jason Brown et Ruth Huebner-Brown ont offert à la campagne démocrate l'énergie dont elle avait cruellement besoin. En peignant des ronds bleus.
Début août, peu après la nomination de Kamala Harris et l'abandon de Joe Biden, leur adorable maison Tudor typiquement galloise, qu'on jurerait tirée d'un tome d'Harry Potter, deviendra d'abord une douce curiosité de voisinage. L’ami d'en face, intrigué par ce mystérieux point bleu planté dans l’herbe, en réclamera un pour sa pelouse.
Ce sera ensuite au tour de la ruelle d’à-côté et au bloc d’après de suivre la tendance. Le début d'une puissante aventure qui compte désormais plus de 15 000 pancartes (officielles) et a toutes les chances de faire basculer l'élection présidentielle en faveur de la vice-présidente.
Un événement crucial, au point que Tim Walz, le colistier de Kamala Harris, est venu motiver les troupes, il y a quelques semaines, dans cette région qui l'a vu naître.
Omaha’s Blue Dot could literally make the difference in this race. pic.twitter.com/99DkUovrH1
— Tim Walz (@Tim_Walz) October 28, 2024
Le Nebraska, solidement républicain, a la particularité de diviser ses votes. Si bien que la région d'Omaha, frêle petit îlot gorgé d'irréductibles démocrates, dispose d'un grand électeur à elle toute seule. De quoi faire la différence, notamment en cas d'égalité entre les deux candidats au moment du scrutin, mardi soir. Un point bleu dans un océan de rouge. Et un symbole bricolé par le couple Brown qui excite aujourd'hui tout le pays.
On peut désormais trouver des blue dots au Kansas, au Missouri, au Texas, en Alaska, à New York «et même en Allemagne», tient à préciser le couple, pas peu fier du boulot abattu.
En arrivant sous le porche familial, on comprend qu'il est impossible de se tromper d'adresse. Des ronds bleus partout, des citrouilles de la même couleur, des instructions pour les rares égarés ne s'étant toujours pas procuré leur pancarte et une petite boîte aux lettres pour y glisser une poignée de dollars. On jurerait avoir atterri au QG d’une secte new-age qui s’apprête à nous faire avaler une décoction. La porte s’ouvre, les chiens se ruent sur nos pompes et la maîtresse de maison nous prie d’entrer avec une bonhommie déconcertante.
L'artiste, lui, nous attend dans l'entrée. Depuis que Jason, gourou malgré lui, a peint sa première pancarte à la bombe devant le garage, il a plusieurs fois frôlé la tendinite et avoue avoir très vite été dépassé par les événements: «Au début, c'était de la folie, les habitants faisaient la queue pour obtenir leur pancarte et les médias de tout le pays sont venus m'observer peindre et poser des tas de questions».
Une fois installé autour de la grande table du living-room, on réalise que le couple est rodé. Les mots fusent. Logique, l'histoire a été déroulée des centaines de fois. Et pas seulement devant les journalistes des prestigieux médias américains: quémander sa pancarte à rond bleu au couple Brown, c'est aussi l'occasion de vider son sac.
Jason et Ruth sont devenus involontairement le réceptacle des bleus à l'âme des citoyens encerclés par ce tsunami de rouge. «Ici, les gens ont très peur de Donald Trump et des conséquences dramatiques de son retour possible à la Maison-Blanche», confient nos deux stars démocrates.
Heureusement, leurs métiers respectifs les ont préparés au déluge. Monsieur bosse dans le conseil aux entreprises et madame est consultante. Sous leur costume à ronds bleus qu'ils n'ont quitté «que deux fois depuis le début de l'aventure», ils tentent d'analyser le succès des pancartes: «Le rond bleu, plus doux et sans aucune inscription, a permis à des centaines d'électeurs démocrates qui sont longtemps restés discrets de planter une première pancarte devant leur maison. Un coming-out».
Quand on finit par réceptionner les préoccupations des milliers d'habitants du district, on prend non seulement conscience de l'étendue du vote démocrate, mais de l'état d'esprit qui se cache derrière le blue dot. La région d'Ohama est bel et bien ce village gaulois qui résiste avec allégresse à l'envahisseur républicain.
Casquette «Kamala» vissée sur le crâne, Jason assume l'influence grandissante que cette idée possède désormais dans le Nebraska, comme dans le reste des Etats-Unis. Sans oublier les réactions que l'armée de blue dots a suscité dans le camp ennemi. Le 2nd congressional district n'abritant pas seulement des soutiens de Kamala Harris, des pancartes rouges sont venues gentiment perturber le conte de fées. «Au début, on a vu pousser des ronds... rouges. Come on, guys... l'Etat n'est pas rond, mais bien essayé!», se souvient Jason, moqueur.
Dans le quartier, on tombera sur d'amusants Pac-Man, coiffés de la tignasse de Donald Trump, qui s'apprête à dévorer la dragée démocrate. De bonne guerre.
Plus officiel cette fois, une personnalité politique locale a dégainé (et imprimé) des pancartes qui rappellent à la région d'Omaha que l'Etat est rouge Trump. Une riposte qui faisait suite à «au moins 30 ou 40 appels téléphoniques en l'espace d'une heure et demie quand les premiers blue dots sont apparus», expliquait à la presse locael Theresa Thibodeau, coprésidente de Red State Nebraska. L'Etat est rouge. Point.
Comme elle, le candidat milliardaire et le parti ont tenté (sans succès) d'abolir cette exception électorale qui risque d'offrir un grand électeur à Kamala Harris. Ce serait d'ailleurs historique, puisque le district n'a viré au bleu que deux fois en un siècle, pour Obama en 2008 et Biden en 2020. Les Brown sont-ils confiants?
Ils ont raison d'y croire: les derniers sondages montrent une vice-présidente largement en tête à Omaha. Pour le résultat final, en revanche, ils ont «très peur». En papotant avec les voisins du couple vedette, on réalise que l'engouement général qu'ils ont créé aux Etats-Unis est aussi solide qu'unique. Au point que certains rêveraient de les voir s'engouffrer dans une vraie carrière politique.
Une chose après l'autre.
Le 5 novembre au soir, Ruth et Jason rêvent de le passer dans leur antre d'Harry Potter, «au calme avec des amis». Avant la tempête? «Disons que, si Kamala est élue, je pense que notre jardin sera instantanément envahi de supporters en délire.» Dans le cas contraire, il faudra s'attendre à un sérieux retour de bâton des troupes de Donald Trump. «Et ça va être terrible».
Nous, on sera évidemment dans les parages. Quoiqu'il arrive.