Avant de parcourir les Etats-Unis de bas en haut (et retour) pendant deux longs mois, il faut avouer qu’on rêvait de rencontrer ces country boys frappadingues, déguisés en épouvantails pro-Trump. Ceux qu’on imagine avec aussi peu de dents que de QI, hantant les reportages européens lorsqu’il s’agit de décrire les supporters du milliardaire de Mar-a-Lago. Il nous fallait infiltrer le grand cirque de l’extrémisme à l’Américaine, farouche, frustré et sans doute à côté de la plaque.
Ce même cirque que la Suisse observe de loin, en se demandant, perplexe, pourquoi la moitié de la plus grande puissance mondiale est suffisamment stupide pour miser sur un dangereux clown.
De récents (et inutiles) sondages dévoilent d’ailleurs une victoire écrasante de Kamala Harris (près de 80%), si les Suisses étaient appelés à choisir le prochain locataire de la Maison-Blanche. Même chose en France et dans le reste de l’Europe - seule la Hongrie d'Orbán faisant exception. Ça ne veut bien sûr pas dire que notre pays est aussi progressiste que la Californie, mais que nous sommes très mal armés pour saisir la diversité électorale qui se planque sous le vote Trump aux Etats-Unis. Car, non, les Américains qui se préparent à voter pour le candidat républicain ne sont pas tous des abrutis.
En revanche, nous avons bel et bien rencontré les apôtres baroques et bourrins de Donald Trump, au début du mois de septembre, en arpentant Palm Beach, son fief, mais surtout en roulant une bonne semaine jusque dans le Wisconsin, pour assister à l’un des importants meetings du candidat de 78 ans.
Embourbés dans cette terrible paranoïa qui fait leur succès depuis 2016, ces trumpistes de la première heure se réunissent dans un champs, comme des Swifties dans un stade. Des fanatiques. Avec un code vestimentaire, un nom de meute, un stand à babioles, une (mauvaise) foi, une rhétorique. Allez dire à une fan de Taylor Swift que le dernier album de la star ne casse pas des briques ou qu’une Billie Eilish est autrement mieux armée musicalement. Vous serez vertement rabroués et éjectés du périmètre sous la puissance d’un zèle aveugle, mais total.
Pareil chez les plus fidèles du gourou MAGA, quoiqu’avec une plus grande agressivité et un poil plus d’impact sur l’avenir de la planète. Des êtres imperméables à tout ce qui ne sort pas de la bouche de Trump. S’y frotter une fois, pour tutoyer la bête de foire, c’est bien. S’en contenter pour définir son électorat serait une erreur monumentale.
Tout comme Taylor Swift ne serait pas devenue milliardaire si elle n’avait dû compter que sur les Swifties, le vote Trump en 2024 n’est pas qu’une binaire allégeance au menteur congénital, au personnage autoritaire et narcissique. La plupart des Américains qui lui offriront leur voix le feront malgré ses frasques, ses procès et ses subversions. Et ne lui ressemblent pas tant que ça.
Eux aussi, on les a rencontrés. Et ils sont autrement plus nuancés, complexes, embarrassés, généreux en détails et donc… compliqués et intéressants à sonder. Pour faire court, on a souvent eu affaire à des conservateurs fatigués du jeu politique et fâchés contre un parti républicain qui ne les «représente plus». Ce même parti qui n’a pas osé miser sur un cheval moins clivant que Donald Trump, faute d’un challenger suffisamment solide pour s'assurer le Bureau ovale.
Ces électeurs, moins identifiables, mais plus nombreux que les ultras, vivent en ville comme en campagne, sont entrepreneurs ou chômeurs, jeunes ou vieux. Pas de casquette rouge à l’horizon, mais des préoccupations plein l’estomac.
Beaucoup se rejoignent d’ailleurs autour de trois rejets majeurs, dont le parti démocrate est considéré comme le représentant: le maternage, le changement et l’inconnu. Autrement dit, un gouvernement envahissant, les bouleversements culturels et l’immigration incontrôlée.
Et Donald Trump, entre deux éruptions misogynes ou racistes, a su trouver les arguments (simples et souvent fallacieux) pour les convaincre de sa capacité à protéger et défendre les acquis du peuple américain. Un isolationnisme assumé, en mode America First, qu’il s’agisse d’en finir avec la guerre en Ukraine, de renvoyer des millions de migrants «illégaux» ou de remplir les frigos de la classe ouvrière.
Quand les démocrates appellent à terrasser le tyran, le vote Trump voit un businessman déterminé à mener le pays comme une entreprise. Et s’attarder sur ces électeurs, c’est réaliser que Donald Trump est à la fois le symptôme d’un appareil politique qui patine et la seule alternative. Car des deux côtés de l’échiquier, on retrouve cette même lassitude d’avoir eu à choisir entre des candidats que les partis leur ont passivement imposés. Le sang neuf manque et les électeurs doivent faire avec.
A entendre la campagne démocrate, les républicains non-Trumpistes devraient voter Kamala Harris pour tenir le vieux fasciste à l'écart de la démocratie. La vice-présidente n'est d'ailleurs pas si éloignée de la pensée européenne, lorsqu'elle concentre ses efforts sur le profil autoritaire de son adversaire pour convaincre les indécis. Comme si son propre programme avait moins de chances de succès que le pedigree inquiétant de Donald Trump. On pourrait considérer cela comme une simple stratégie politique, si seulement les (nombreux) électeurs du milliardaire lui ressemblaient.
Se borner à les traiter d’«ordures», comme l’a fait Joe Biden en réponse à une attaque raciste d’un humoriste pro-Trump la semaine dernière, est sans doute un réflexe contre-productif que l’on retrouve chez beaucoup de Suisses, au moment d’évoquer l’élection présidentielle. Ce réflexe empêche précisément de plonger les phalanges dans les préoccupations et le profil de la moitié de la population américaine, qui va voter pour Trump les oreilles bouchées, histoire ne pas s'attarder sur les bêtises déblatérées par le dangereux clown.
On peut bien sûr reprocher au vote Trump de penser à son intérêt immédiat avant d'embrasser la mission de préserver la stabilité occidentale. Et d’ignorer volontairement la perspective d’un violent refus de la défaite du candidat rouge. Se font-ils embobiner? Le payeront-ils cher? Peut-être.
Mais une fois immergé dans ce pays où traverser un seul Etat en voiture peut prendre autant de temps que de relier Lausanne et Varsovie, ce pays où se faire arracher une dent coûte 600 dollars, on comprend mieux pourquoi ces conservateurs embarrassés par Donald Trump le choisissent malgré tout. Les Etats-Unis sont bien trop vastes et dysfonctionnels pour demander à sa population de sauver le reste du monde.