Le 23 février prochain, les Allemands sont attendus dans les urnes. On devrait voir une nette progression du parti nationaliste Alternative pour l'Allemagne (AFD), derrière les conservateurs démocrates-chrétiens de la CDU/CSU. L'AFD progresse fortement depuis sa création en 2014. En dix ans, il a quadruplé son réservoir de voix et devrait dépasser les 20% de votants.
L'AFD n'est pas n'importe quel parti. Première formation à être catégorisée d'extrême-droite depuis la fin du nazisme en Allemagne, elle indique plutôt présenter une ligne «conservatrice et libertarienne». Qu'en est-il vraiment? Comment le parti a-t-il progressé à ce point et qui est Alice Weidel, sa charismatique candidate pour la chancellerie? On fait le point.
Au détour de l'année 2010, l'Union européenne est dans la tourmente: la crise des subprimes a atteint l'Europe et provoque la «crise de la zone Euro». La monnaie, instaurée en 2002, connaît une baisse importante et la Grèce est en défaut de paiement. C'est à l'Allemagne de payer les pots cassés, ce que la première économie européenne, quatrième du monde, n'apprécie que très peu.
C'est dans ce contexte qu'un groupe d'universitaires très critiques de l'Euro se rassemble. Parmi eux, l'économiste Bernd Lücke, mais aussi des politiciens conservateurs ou libéraux, dissidents de la CDU d'Angela Merkel. Ils créent l'«Alternative pour Allemagne» (Alternative für Deutschland, AFD) au printemps 2013. Un évènement déjà historique en soi puisque l'Allemagne est la locomotive économique de l'UE.
Le parti porte autour de lui une aura académique et iconoclaste, lui valant le surnom de «parti des professeurs». Il réussit à faire le score honorable de 4,7% aux élections fédérales allemandes de septembre 2013 et de 7% aux Européennes de juin 2014. Alors qu'il attire l'attention, il draine aussi à lui toutes sortes de personnalités contestataires. Les thématiques nationalistes et identitaires se développent en coulisse.
Mais un évènement va tout changer. A l'été 2015, la pression migratoire aux portes de l'Union européenne est totale: en plein milieu de la guerre civile syrienne, un nombre massif de réfugiés fuyant le régime de Bachar al-Assad afflue dans les Balkans. Ils sont accompagnés de nombreux migrants africains ou d'Asie centrale.
De gigantesques camps de migrants se créent dans les Balkans. Angela Merkel, avec la bénédiction du patronat allemand qui requiert de la main-d'œuvre, ouvre grand les vannes du pays. Un acte humanitaire et intéressé, qui sera politiquement lourd de conséquences.
Pour les nouveaux arrivés à l'AFD, la critique de l'Euro passe rapidement à la trappe, face à celle de l'immigration et de l'islam. Une bataille interne entre les créateurs eurosceptiques et les nouveaux venus voit ces derniers prendre le pouvoir: à l'été 2015, une certaine Frauke Petry remplace l'économiste Bernd Lücke à la tête du parti. Il est accompagné vers la sortie par d'autres figures modérées.
Parquer les réfugiés dans des camps, arrêter les aides au développement en Afrique pour limiter l'immigration de masse ou encore donner l'autorisation aux gardes-frontières d'ouvrir le feu sur les migrants: les déclarations de Frauke Petry créent la polémique et actent le tournant de l'AFD vers son visage actuel.
La fin de l'année 2015 donne un puissant coup de vent dans les voiles du parti. Le soir de la Saint-Sylvestre, à Cologne, des viols sont commis par des réfugiés fraîchement débarqués. L'information mettra quelques jours à être clairement affichée, les autorités et les médias craignant des réactions xénophobes, ce qui fait d'autant plus gonfler la polémique. Près de 470 plaintes pour agression sexuelle seront déposées.
La politique des «vannes ouvertes» de Merkel se fait dézinguer de toutes parts. L'AFD répond à cette grogne avec force et muscle son discours anti-islam, permettant de puiser des votants dans le réservoir de membres de Pegida, une organisation dont l'acronyme signifie «Européens patriotiques contre l'islamisation de l'Occident», qualifiée de «xénophobe et raciste» par Angela Merkel — un gage de qualité pour l'AFD.
L'AFD commence à se faire un nom et engrange ses premières victoires politiques. Il gagne de nombreux sièges dans les parlements régionaux, à commencer dans ceux de l'ex-Allemagne de l'Est, désindustrialisée et laissée pour compte, mais aussi moins sensible au discours anti-raciste développé en Europe de l'Ouest dans les années 1980.
Les mois suivants continueront à donner du grain à moudre à l'AFD. Les attentats de Paris du 13 Novembre et ceux de Bruxelles et de Nice en 2016 choquent toute l'Europe. L'Allemagne n'est pas encore touchée, mais ce n'est qu'une question de temps: en décembre 2016, un réfugié ayant juré allégeance à l'Etat islamique fonce avec un camion dans la foule d'un marché de Noël à Berlin, faisant douze morts. Venu de Tunisie, l'homme était arrivé à l'été 2015 en Allemagne.
Après Cologne et Berlin, plus rien ne sera jamais pareil pour les Allemands. La chancelière, qui avait déclaré «Nous y arriverons» («Wir schaffen das») pour parler de l'accueil et de l'intégration des migrants, est publiquement désavouée.
La montée des actes anti-juifs est aussi un bon réservoir électoral. «Je considère Angela Merkel comme la plus grande importatrice d'antisémitisme en Allemagne depuis le siècle dernier», déclarera Frauke Petry.
L'AFD se prépare à frapper fort aux élections de 2017. Alexander Gauland, dissident de la CDU de Merkel et présent à la formation du parti, engage pour la campagne une figure montante du parti: Alice Weidel.
Et c'est un carton plein. L'AFD tape les 12,6% des votes et entre au Parlement. A Berlin, c'est la panique. D'autant plus que l'aile de Frauke Petry est elle-même devancée par une mouvance d'autant plus nationaliste. Elle décide, deux jours après sa victoire aux élections, de partir pour fonder son propre parti — qui ne percera jamais. Les années Petry auront toutefois mis en évidence un enseignement essentiel: une ligne anti-immigration peut percer en politique allemande.
La charismatique Alice Weidel monte à Berlin et devient cheffe du groupe parlementaire de l'AFD au Bundestag, le Parlement allemand. Elle s'y frotte au reste de la classe politique, qui ne rêve que de la voir échouer. C'est raté: le parti est entré les parlements régionaux de tous les Länder. Dans certains d'entre eux, il frôle les 25% des voix.
La coalition de CDU et du parti social-démocrate (SPD) durcit son discours autour de l'immigration pour limiter la casse. Alice Weidel monte d'autant plus au front:
Ou encore:
Les Européennes de 2019 (11%) et les fédérales de 2021 (10,3%) prouvent qu'une base solide s'est formée autour de l'AFD. Désormais, le parti et Alice Weidel comptent dans le débat public.
En décembre 2021, le social-démocrate Olaf Scholz succède à Angela Merkel, restée pas loin de 20 ans au pouvoir. Celle qu'Alice Weidel n'hésite pas à qualifier de fausse conservatrice et de «politicienne verte», ne pourra plus servir de punching ball permanent.
Pendant qu'Alice Weidel a les mains dans le cambouis à Berlin, de nouvelles figures du parti se profilent à coup de polémiques à répétition. Il faut dire que les factions internes de l'AFD ne s'entendent pas forcément. Les «réalistes», à l'image du nouveau chef du parti Jörg Meuthen — issu du parti libéral FDP — et les «radicaux» de Björn Höcke — qui a poussé Frauke Petry vers la sortie — se font face.
Ce professeur d'histoire, partisan du pangermanisme, s'est fait connaître pour avoir défini le Mémorial de l'Holocauste présent à Berlin comme «mémorial de la honte, en plein cœur de notre capitale» et joue sur des phrases faisant référence au Troisième Reich. Représentant de la Thuringe, Land de l'ex-Allemagne de l'Est où le parti cartonne, il est même surveillé par les services de renseignement allemands. Le secrétaire général de la CDU n'a pas hésité à le traiter de nazi.
Citons aussi parmi les membres qui ont défrayé la chronique:
Contrairement à d'autres cadres du parti, anciens de la CDU, Alice Weidel vient des rangs du parti libéral FDP. Urbaine, lesbienne, polyglotte et issue de la finance d'affaires internationale... celle qui a travaillé plusieurs années en Chine pour Goldman Sachs ne coche pas vraiment les cases du vieux réac et permet de convaincre un public plus large.
Germany News
— Humanity First (@humanit67170746) January 7, 2025
Legacy media labels Alice Weidel as 'far-right,' yet she’s a Mandarin-speaking economist, openly lesbian, and deeply patriotic about Germany. Doesn’t quite fit the stereotype, does it? https://t.co/hRVyHPJCnn pic.twitter.com/EzmLT6P1sc
Elle habite d'ailleurs en Suisse avec sa compagne, d'origine sri-lankaise. Ce qui ne l'empêche pas de garder une ligne très critique de l'immigration et conservatrice sur les mœurs.
A l'été 2022, Alice Weidel prend les rênes du parti — en coprésidence avec un certain Tino Chrupalla, qu'elle va vite éclipser dans l'opinion publique. A sa droite, les frasques de l'allumé Björn Höcke lui permettent de lisser son image. Elle a désormais les coudées franches pour s'imposer.
Avec la guerre en Ukraine et l'inflation qui frappent l'Allemagne, les intentions de vote pour les sociaux-démocrates s'écroulent. La «coalition tricolore» d'Olaf Scholz, avec les Verts et les libéraux, prend l'eau. Début 2024, des manifestations ont lieu en Allemagne dans les grandes villes allemandes. En cause, la révélation de liens entre l'AFD et des milieux de l'extrême-droite autrichienne qui prônent la notion de «remigration», le renvoi massif d'étrangers ou de nationaux d'origine étrangère dans leur pays d'origine.
Mais cela ne suffit pas à faire tomber l'AFD. Aux élections européennes de 2024, la CDU se profile en tête (30%), mais l'AFD en profite pour faire le plein et se met en deuxième place (15,9%), dépassant le parti d'Olaf Scholz (13,9%). Cette victoire conforte le parti dans son succès, malgré les polémiques et les manifestations contre lui dans les grandes villes.
Depuis, à l'image du FPÖ autrichien avec qui il entretient de proches relations, l'AFD prône ouvertement la «remigration», tout en précisant que celle-ci concerne les étrangers criminels ou radicalisés et pas ceux qui sont intégrés et paient leurs impôts, «dans le respect de l'Etat de droit». Friedrich Merz, le successeur de Merkel à la CDU et probable prochain chancelier allemand, peut désormais compter sur les voix de l'AFD dans l'établissement d'une ligne dure sur l'immigration.
Mais cet apport gênant met Merz dans l'embarras car il taillade allègrement le «cordon sanitaire», l'équivalent allemand du «barrage républicain» français face au RN — mais qui fonctionne beaucoup moins bien. A ce propos, même Marine Le Pen a annoncé vouloir prendre ses distances avec Alice Weidel, notamment à cause de l'utilisation de ce terme. Preuve s'il en est que la stratégie de radicalité de l'AFD fonctionne en Allemagne, là où le RN lui préfère la «dédiabolisation».
Pour le 23 février, l'AFD est donc dans les starting-blocks. Le but? Faire un excellent score en deuxième position et réduire l'écart avec la CDU autant que possible. L'actualité lui offre tristement de quoi faire, avec plusieurs attaques commis par des migrants ces derniers mois. Une attaque au couteau et un attentat à la voiture-bélier ont des tristes points similaires: deux enfants de 2 ans tués, les deux agresseur étant d'origine afghane.
Alice Weidel peut aussi compter sur de nombreux soutiens à l'étranger. A l'image de l'ex-conseiller fédéral Ueli Maurer, qui lui a apporté son appui en enregistrant un message vidéo pour un meeting de l'AFD.
Une partie du soutien vient des Etats-Unis. Alice Weidel a discuté pendant plus d'une heure sur X au mois de janvier avec Elon Musk. Ils y évoquent pêle-mêle le politiquement correct, le wokisme, la désindustrialisation et la situation des Juifs en Allemagne, «qui ont très peur depuis l'attaque du Hamas».
Le vice-président JD Vance a lui laissé entendre, lors de la récente Conférence sur la sécurité de Munich, que l'establishment politique européen devait désormais faire avec les partis populistes. Son discours promet-il un braquage électoral pour l'AFD? Résultat le 23 février.