«Deux générations de jeunes femmes ont été perdues en Syrie»
La Syrie entre dans une nouvelle phase politique avec l’installation d’un gouvernement de transition et l’organisation prochaine d’élections, le dimanche 5 octobre. Après plus d’une décennie de guerre civile, marquée par le rôle actif des femmes, la question de leur place dans les institutions se pose avec acuité. Il y a quelques semaines, le haut comité électoral chargé de superviser le scrutin annonçait un quota de 20% de femmes dans le futur Parlement. Est-ce que ce sera vraiment le cas?
Souhail Belhadj, chercheur et spécialiste de la politique syrienne à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement (IHEID) de Genève, décrypte ces élections pour watson.
Quelle était la situation des femmes dans la vie politique syrienne avant le déclenchement de la guerre civile?
Sous le régime de Bachar al-Assad, les femmes étaient présentes au gouvernement, dans l’administration et dans différents syndicats. On retrouvait régulièrement des femmes ministres, souvent aux affaires sociales ou au travail. Certaines ont même occupé des postes importants, comme Bouthaina Shaabane, longtemps conseillère et porte-parole du pouvoir.
A partir de quel moment le régime a-t-il commencé à accroître la présence des femmes dans les instances politiques?
A partir des années 2000, il y a eu une volonté politique d’augmenter leur proportion dans les instances dirigeantes. En quelques années, la part des femmes au sein du parti au pouvoir est passée d’environ 29 à 31%. Au Parlement, elles représentaient un peu plus de 10% des députés après les élections législatives de 2006. Sur 96 délégués élus en 2005, 18 étaient des femmes. Cela restait faible, mais la tendance était constante depuis les années 1970.
Elles ont acquis des compétences techniques et politiques, même si leur présence restait marginale à l’échelle locale.
Comment expliquer que, sous le régime autoritaire de Bachar, les femmes aient été aussi présentes au sein des hautes sphères politiques?
Plusieurs facteurs expliquent cette présence. Sous Bachar Al-Assad, on a assisté à un développement éducatif important, qui servait aussi les intérêts du régime. De nombreuses universités privées ont vu le jour, créant une élite affairiste et technocratique, au sein de laquelle les femmes ont pu trouver une place. Cet accès accru aux études a favorisé leur émancipation et leur intégration dans la sphère publique.
Cela rendait difficile pour le régime de maintenir les femmes dans un statut purement marginal. Le parti, à dominante laïque, reléguait également les questions religieuses et conservatrices à l’arrière-plan, ce qui ouvrait un espace supplémentaire pour la participation féminine.
Quel a été le résultat de ce développement?
Une petite élite féminine s’est constituée au sommet de l’administration et de la technocratie. Ces femmes ont acquis de réelles compétences politiques et se sont affirmées dans la haute fonction publique, les syndicats et certains ministères. Mais ce progrès restait fragile.
Aujourd’hui, la situation est beaucoup plus sombre. On estime qu’en Syrie, une à deux générations de jeunes femmes ont été perdues en raison du conflit. Près de 4,5 millions d’élèves ont été privés d’école au plus fort de la guerre, et parmi eux, une grande partie de filles. Ce recul éducatif massif a eu des conséquences directes.
Lesquelles?
Sans accès à l’enseignement, les femmes ont vu leurs opportunités sociales et professionnelles s’effondrer. Dans ce vide, les pratiques conservatrices ont regagné du terrain, renforçant les barrières à leur émancipation et les repoussant à nouveau vers des rôles traditionnels et restreints.
Peut-on dire que la guerre civile a donc entraîné un retour au conservatisme en Syrie ?
Il faut d’abord regarder qui a fini par s’imposer à l’issue de la guerre. Ce sont principalement les Arabes sunnites, qui constituent la majorité ethnique et religieuse du pays. Mais il n’existe pas une seule communauté sunnite homogène: certaines franges sont plus ouvertes, d’autres beaucoup plus conservatrices. Or, c’est cette dernière tendance, sunnite et conservatrice, qui domine aujourd’hui le pouvoir.
Quelles sont les conséquences de l’arrivée de cette frange de la population au pouvoir?
Cela a des conséquences directes sur la place des femmes. Le gouvernement actuel représente avant tout les intérêts de sa clientèle politique. Cependant, le pouvoir devra forcément intégrer des femmes pour préserver un minimum de représentation, notamment parce qu’elles ont joué un rôle essentiel durant la guerre civile. Toutefois, la domination d’une vision conservatrice réduit leur place et empêche une réelle émancipation.
Quel rôle les femmes ont-elles joué dans la guerre civile?
Elles ont eu un rôle central. Dès 2011, elles sont descendues massivement dans les rues et leur présence ne s’est jamais démentie tout au long du conflit.
J’ai mené des enquêtes en Turquie, à Gaziantep et dans des villes proches d’Alep: les femmes y étaient très représentées dans la société civile syrienne en exil. Elles ont contribué à la mise en place d’organisations soutenues par les Nations unies et ont participé activement aux différents groupes d’opposition. On ne peut pas nier leur engagement politique et citoyen. C’est pour cela qu’elles devraient aujourd’hui bénéficier d’une représentation réelle dans les institutions.
Et aujourd’hui, dans le contexte du gouvernement de transition, quelle est la situation?
Un quota de 20% de femmes parmi les candidats aux postes gouvernementaux a été annoncé. L’enjeu est de savoir non seulement combien de femmes seront sur les listes, mais surtout combien seront réellement en position éligible. Si ce chiffre est respecté, ce serait une première dans l’histoire du pays. Jusqu’ici, le taux le plus élevé avait été atteint en 2006, avec 10,4% de femmes au parlement. En 2003, les collectivités locales n’en comptaient que 3%. Mais la situation est ambivalente.
C'est-à-dire?
D’un côté, il existe une élite féminine issue de l’ère Assad, capable de réintégrer le nouveau système. De l’autre, le pouvoir actuel reste dominé par des militaires et des hommes issus de la sécurité, majoritairement sunnites conservateurs. Leur idéologie laisse peu de place aux femmes, perçues comme n’ayant pas vocation à gouverner.
Les femmes seront donc moins représentées dans le nouveau gouvernement?
Pas forcément. Le gouvernement de transition sait que l’Europe et la communauté internationale observent de près la situation. Une absence totale de représentation féminine provoquerait un tollé. Il est donc presque certain qu’il y aura plus de femmes que par le passé, mais probablement pas autant qu’elles le mériteraient au regard de leur rôle dans la révolution.