Ces propos ne sont pas passés inaperçus. Dans une interview accordée lundi au magazine jésuite America, le pape François s'est exprimé de manière quelque peu surprenante sur les minorités ethniques au sein de l'armée russe.
Interrogé sur son apparente réticence à condamner directement le Kremlin, le souverain pontife a affirmé:
Le pape fait ici explicitement référence à deux groupes ethniques présents en Russie, les Tchétchènes et les Bouriates. Elément particulièrement délicat, ces populations ne sont pas chrétiennes, mais de confession musulmane et bouddhiste.
Ce passage a suscité des réactions outrées en Russie. «Nous formons une seule famille avec les Bouriates, les Tchétchènes et les autres représentants de notre pays multinational et multiconfessionnel», a par exemple affirmé la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova. Et d'ajouter: «Ce n'est plus de la russophobie, c'est une perversion à un niveau que je ne peux même pas nommer.»
Les réactions indignées ne proviennent pas uniquement du Kremlin. La fondation «Free Buryatia», qui oeuvre en faveur de cette population, a également condamné les propos du souverain pontife. «Le pape a fait une déclaration totalement raciste et inacceptable», affirme sa présidente Aleksandra Garmazhapova, jointe par watson.
La dimension implicitement religieuse du passage incriminé ne passe pas. «Outre la composante ethnique, le pontife a parlé de manière très incorrecte de deux religions mondiales, qualifiant leurs représentants de particulièrement cruels», poursuit Aleksandra Garmazhapova.
Mais de quoi parle-t-on, au juste? Les Bouriates sont un peuple mongol originaire du sud-est de la Sibérie. Il faut savoir qu'à côté des Russes blancs, qui constituent 80% de la population totale, le pays compte jusqu'à 193 groupes et sous-groupes ethniques, selon le recensement de 2010.
«Nous ne sommes que 461 000 en Russie, soit 0,34% de la population totale. La proportion de Tchétchènes est de 1%», explique Aleksandra Garmazhapova. «Selon la logique du pape, 1,3% de la population russe maintient dans la peur non seulement toute la Russie, mais aussi l'Ukraine», souligne-t-elle.
La plupart des Bouriates vivent dans la République portant le même nom. Située dans l’Extrême-Orient russe, à proximité de la Mongolie, cette région fait à peu près la taille de l'Allemagne et est l'une des plus pauvres du pays. Ce qui n'est de loin pas anodin. Plusieurs investigations ont montré que les Bouriates sont surreprésentés dans les rangs de l'armée russe en Ukraine: les deux choses sont étroitement liées.
«La Russie est orientée vers le centre. Autrement dit, tout l'argent va à Moscou, tandis que les régions vivent dans la pauvreté, comme de véritables colonies», lance la présidente de «Free Buryatia». «Et Poutine, après avoir plongé ces régions dans la pauvreté, envoie des militaires de Bouriatie, du Daghestan, de Touva et d'autres républiques nationales comme "chair à canon" en Ukraine», poursuit-elle.
Selon les calculs du média d'opposition russe Mediazona, 340 soldats originaires de Bouriatie ont été tués en Ukraine jusqu'à présent. Cela correspond à 3,8% des pertes totales que le média a pu documenter, à savoir 9001 hommes. L'association «Free Buryatia» met en avant des chiffres légèrement différents, basés sur d'autres investigations open source: 170 Bouriates seraient morts au total, soit 2,1% des morts confirmés.
La substance reste la même, ce groupe ethnique représentant 0,34% de la population russe. Dans les deux cas, la disparité est évidente. «Les peuples indigènes sont envoyés en Ukraine plus souvent que les autres», résume Aleksandra Garmazhapova, qui n'hésite pas à parler d'«ethnocide».
La grande quantité de Russes asiatiques morts en Ukraine s'explique également par un autre facteur: ces derniers sont souvent envoyés dans des missions particulièrement dangereuses, affirmait dans le Guardian le spécialiste russe des questions militaires Pavel Louzine.
La présidente de la fondation tient tout de même à souligner que les Bouriates ne sont pas les Russes asiatiques qui ont payé le tribut le plus lourd en Ukraine: les pertes parmi les soldats d'origine kazakhe seraient encore plus élevées: «En raison de leur apparence, ils sont généralement confondus avec les Bouriates», explique-t-elle.
Les hommes originaires de cette république ont été également surmobilisés au cours de ces derniers mois. Toujours selon Mediazona, 4,4% des Bouriates âgés de 18 à 49 ans ont été mobilisés, contre une moyenne nationale de 1,56%.
La fondation «Free Buryatia» a, par ailleurs, été créée en mars 2022 en réaction au nombre disproportionné de morts parmi les Bouriates enregistré dès le début du confit. Première organisation anti-guerre fondée par des membres d'une minorité ethnique russe, elle est basée en Virginie, aux Etats-Unis.
Ce n'est pas la première fois que les Bouriates sont accusés de cruauté. Le massacre de Boutcha, où quelque 400 personnes avaient été arbitrairement exécutées par les Russes, avait initialement été imputé à des soldats de cette ethnie. La presse ukrainienne et des activistes russes ont contribué à répandre cette version des faits, rapporte le Media Diversity Institute.
Or, il n'en est rien. «Le bureau du procureur général d'Ukraine a déjà nommé les principaux suspects des atrocités commises à Boutcha», réagit Aleksandra Garmazhapova. Le verdict?
Oleksiy Arestovytch, conseiller au cabinet du président ukrainien, a également affirmé, toujours selon Aleksandra Garmazhapova, que les atrocités de Boutcha n'ont pas été commises par des Bouriates, mais par «de solides types slaves».
«Il est malheureux qu'un chef spirituel mette autant d'importance sur l'origine ethnique des auteurs des atrocités», lance encore la présidente de la fondation «Free Buryatia». Sur sa page Twitter, l'association dénonce les «mensonges» relayés par le pape et affirme travailler chaque jour pour les combattre.