Fin mars, le monde découvrait avec horreur le massacre de Boutcha, petite ville nichée dans la banlieue de Kiev devenue un charnier à ciel ouvert. En avril, impossible, pour quiconque pénétrait les lieux, d'échapper à l'indescriptible horreur de ce que la population a subi pendant un mois. Dans de nombreux quartiers, le même tragique spectacle. Des corps, portant les traces d'insoutenables tortures, les mains liées derrière le dos, un sac couvrant la tête.
Bien malgré elle, la petite ville de banlieue était devenue le symbole de la brutalité des Russes en Ukraine. Caves, puits, forêts, jardins; les cadavres avaient été collectés tant bien que mal par une population traumatisée, pour aboutir à un sombre bilan:
De tels chiffres sont difficilement assimilables. Pas facile non plus d'imaginer une logique derrière les corps qui s'empilent, pêle-mêle. Pourtant, l'horreur à Boutcha pourrait ne pas être l’œuvre d'une aveugle sauvagerie, frappant au hasard. Au contraire, le saccage pourrait avoir été méthodiquement orchestré. C'est en tout cas ce qu'avance l'Associated press (AP), qui a collaboré avec le média Frontline, dans un documentaire consacré aux crimes de guerre perpétrés en Ukraine, baptisé Putin's attack on Ukraine: documenting war crimes.
Dans ce dernier, on apprend que les enquêteurs et journalistes ont pu mettre la main sur des centaines d'heures de caméras de surveillance, fournies par les autorités ukrainiennes. Les preuves apportées par ces extraits, recoupées avec les nombreux témoignages et le traçage pas-à-pas des étapes de l'occupation - le tout à l'aide d'une carte en 3D de Boutcha modélisée pour l'enquête - confirment ce que de nombreux élus locaux suspectaient:
The Associated Press, @frontlinepbs and @situ_research obtained surveillance camera footage from Bucha that shows, for the first time, what a cleansing operation in Ukraine looks like.
— The Associated Press (@AP) November 4, 2022
Watch "Crime Scene: Bucha" here: https://t.co/mv1pqtupex pic.twitter.com/8gC9uVsNDM
Selon les images vidéo et appels téléphoniques interceptés, les soldats russes utilisaient le mot «zachistka», autrement dit, «nettoyage» pendant leurs opérations à Boutcha. Les Russes ont ainsi méthodiquement filtré les Ukrainiens en fonction de listes préparées en avance par les services secrets, révèle l'Associated press.
Ils auraient donc procédé à une vérification stratégique des citoyens, pour identifier les menaces potentielles, en faisant du porte-à-porte. Ceux qui ne passaient pas le filtrage, y compris les combattants volontaires et les civils soupçonnés de soutenir les troupes ukrainiennes, étaient systématiquement torturés et exécutés.
La plupart des soldats russes ayant pris possession du lieu faisaient partie de la 76e division d'assaut aéroportée de la Garde. A la tête de celle-ci, les commandants Sergei Chubarykin, et Alexander Chaiko, un homme qui a illustré sa brutalité en menant les troupes russes en Syrie.
Taras Semkiv est le procureur ukrainien chargé de faire toute la lumière sur ce qui s'est passé dans un building situé au 144, rue Yablunska, à Boutcha. Ce complexe industriel s'est en effet rapidement mué en une base pour les soldats russes dès le début de l'occupation. Quelques habitants avaient fui dans ses sous-sols, pensant y trouver refuge. Sans savoir que cela deviendrait leur prison. De nombreux cadavres y ont été découverts à ses abords - 40 le long de la rue, et 13 aux alentours directs de ses murs. Des extraits de vidéo-surveillance du building permettent de retracer une partie de sa sombre histoire.
Le reportage s'applique à retracer le parcours des prisonniers ukrainiens menés de force au 144 rue Yablunska, le 4 mars 2022, jour où les soldats auraient commencé leur «nettoyage» stratégique.
A travers un footage vidéo, on aperçoit un groupe de neuf otages, emmenés en chaîne humaine, pieds nus, les mains derrière la tête, dans la rue. Tous seront torturés puis exécutés, à l'exception d'un homme, Ivan Skyba, blessé à l'abdomen. Ce dernier, un chauffeur de taxi engagé comme volontaire auprès des troupes ukrainiennes, échappera au pire en faisant le mort. Il pourra ainsi témoigner de ce qu'il a vécu, permettant aux enquêteurs de corroborer leurs soupçons. Skyba explique que les Russes les ont traités de «Banderivtsi» - sous-entendus qu'ils étaient des nazis. Il a en outre entendu deux soldats discuter du sort des otages. «Que doit-on faire d'eux?», «Tue-les, mais emmène-les avant pour éviter qu'ils traînent par ici.»
In this image from March 4, 2022, surveillance video provided by the Ukrainian government, Russian troops lead nine men at gunpoint to their headquarters on Yablunska Street in Bucha, where they would be tortured and executed. (Ukrainian government via AP) pic.twitter.com/t6V1fpRxKp
— Abdulsatar Bochnak (@AbdulsatarBoch1) November 3, 2022
Builder Ivan Skyba describes his remarkable escape from a Russian execution of Ukrainian men in Bucha. #Ukraine #Bucha #IvanSkyba #execution #escape #warcrime #witness pic.twitter.com/8cfNgSB9J3
— Geoff Bent (@GeoffBent) July 6, 2022
Autre parcours retracé, celui de Dmytro Chaplyhin, surnommé Dima, 20 ans, exécuté au 144, rue Yablunska.
In this undated photo provided by his family is a selfie taken by Dmytro Chaplyhin, 20, a store clerk who everyone called Dima. Dima was one of at least nine men Russian soldiers picked up during a March 4, 2022 Vlasenko family via AP pic.twitter.com/r3fuB05Y5t
— Abdulsatar Bochnak (@AbdulsatarBoch1) November 3, 2022
The body of Dmytro Chaplyhin, called Dima, lies on the ground after it was identified by a neighbor after he was killed on the grounds of 144 Yablunska Street, an industrial complex Russian troops used as a headquarters in Bucha, Ukraine, Monday, April 4, 2022. (AP Photo/ Ghirda pic.twitter.com/W0WibG6er9
— Abdulsatar Bochnak (@AbdulsatarBoch1) November 3, 2022
In #Ukraine, a Russian soldier called his wife in Russia. He said “I think I’m going crazy. I’ve already killed so many civilians.” Words don't do justice to the unspeakable horrors Russia purposely inflicted on the town of Bucha. new report > https://t.co/FOJElXXJIK pic.twitter.com/3Wr1RMBPN4
— Glasnost Gone (@GlasnostGone) November 4, 2022
Ivan, ainsi que des familles de victimes, a porté plainte contre la Russie à la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), nous apprend l'AP. Ces témoignages permettront d'étayer les preuves de l'agression, et peut-être de panser quelques plaies, à défaut de pouvoir jamais les oublier.
(jod)