Des milliers de personnes descendent régulièrement dans les rues du monde entier pour protester contre la guerre en Ukraine. En Russie, ce genre de scènes n'existe pas. Manifestations, actions de perturbation, discussions bruyantes dans les parlements régionaux, rien de tout cela. Les actions publiques contre le conflit sont quasiment inexistantes.
Une grande partie de la population accepte ce qui se passe en Ukraine. Selon les sondages, seule un peu plus de la moitié des Russes s'informent activement sur les développements dans le pays voisin. L'ignorance est grande sur ce sujet.
Pourtant, certains Russes se révoltent avec des moyens subtils. Ils laissent des messages dans des lieux publics et placent des déclarations anonymes sur les réseaux sociaux. Ils utilisent un langage codé, créent des jeux de mots ou réinterprètent des blagues typiques ou des symboles du patrimoine culturel russe. En voici quelques-uns.
«Niet Voinie!» («Non à la guerre») était devenu un slogan pacifiste depuis le 24 février 2022. Cette expression est désormais souvent réinterprétée, car le mot «guerre» est interdit en Russie dans le cadre des actions militaires en Ukraine. Seule l'expression «opération spéciale» est autorisée. C'est ainsi que «Niet Voinie» est devenu «Niet Voblie». Vobla est une espèce de carpe et est consommée en Russie comme snack séché avec la bière. Avec deux lettres russes échangées, le slogan est désormais: «Non à la carpe».
Le poisson, tantôt barré, tantôt écrit en toutes lettres, a déjà été vu un peu partout en Russie: par exemple affiché sur des lampadaires en novembre 2022 ou sur les réseaux sociaux. Il est devenu depuis longtemps l'expression du refus de la guerre, mais aussi de la moquerie envers les autorités.
Pour exprimer le slogan «Non à la guerre», les Russes utilisent également le ballet, et notamment une scène de la pièce Le Lac des cygnes de Tchaïkovski. A la mort de Léonid Brejnev en 1982, ou lorsque l'URSS s'est effondrée neuf ans plus tard, le programme télévisé en cours a été interrompu et le ballet est passé en boucle. Une tactique de retardement qui donnait aux dirigeants soviétiques le temps de décider d'un plan de succession.
La scène se présente ainsi: des ballerines représentant des cygnes, alignées et se tenant par la main, dansant en formation. Cette pièce est désormais utilisée par de nombreux Russes pour exprimer leur opposition à la guerre. Un dessin en lien avec le ballet est apparu à Saint-Pétersbourg: trois ballerines en haut, cinq en bas. Les trois du haut représentent les lettres russes «Нет» («non»), les cinq du bas «войне» («voinie», «à la guerre»).
Cette forme subtile de critique de la guerre a sa raison d'être: les sanctions pour protestation et critique de l'«opération spéciale» sont souvent draconiennes. Une musicienne et artiste l'a appris à ses dépens.
En avril 2022, Alexandra Skotchilenko a été arrêtée pour avoir apposé des informations anti-guerre sur des étiquettes de prix dans un supermarché de Saint-Pétersbourg. Au-dessus de l'indication de prix, par exemple 400 roubles, elle avait imprimé des textes courts tels que:
Ailleurs, elle a écrit des textes sur l'augmentation drastique de l'inflation ou sur les pénuries d'approvisionnement désastreuses en Ukraine.
Elle a été jugée et est aujourd'hui en prison. Elle s'est exprimée par l'intermédiaire de son avocat et a dénoncé les violations des droits de l'homme. Skotchilenko, qui a perdu beaucoup de poids, se voit refuser certains aliments dont elle a besoin en raison de sa maladie cœliaque. Amnesty international se bat pour sa libération et demande des allègements de peine. Elle pourrait rester enfermée pendant des années.
Skochilenko in court. Local news outlet Bumaga says the judge accused her of "serious crimes against public security." Russia has gone to extreme lengths to deny the population access to accurate information about Ukraine. https://t.co/B6n8e61uvq pic.twitter.com/7YGTCCf3YG
— Matthew Luxmoore (@mjluxmoore) April 13, 2022
Les Russes se servent également de la littérature dans leurs protestations. Selon les experts d'Europe de l'Est, Vera Dubina et Alexandra Arkhipova, un citoyen russe a été condamné à une amende pour avoir distribué le livre 1984 de George Orwell à des passants après le début de la guerre. Le livre a pour thème une société dystopique et largement surveillée.
Un autre homme de la région de Saint-Pétersbourg a posté des photos de lui sur le web, l'une d'entre elles le montrant à genoux, tenant une pancarte sur laquelle on pouvait lire: «Pardon, Ukraine». Les autorités de poursuite pénale l'ont localisé et plusieurs perquisitions ont suivi. Selon le service russe de la BBC, il a été placé en détention provisoire fin 2022. L'organisation russe de défense des droits de l'homme Memorial se bat pour sa libération.
Les opposants à la guerre ont également réinterprété le symbole «Z», qui est devenu le signe distinctif de l'armée russe et de ses soutiens au début de l'invasion russe l'Ukraine. Ils ont créé un jeu de mots sur un T-shirt avec ce symbole qui a fait l'objet de nombreuses interrogations car il ne s'agit pas d'une lettre de l'alphabet cyrillique.
A première vue, l'impression sur le t-shirt se lit comme un «Z», c'est-à-dire comme une déclaration en faveur de la guerre. Au deuxième coup d'œil, il s'agit de la première lettre du nom de l'opposant russe emprisonné Alexeï Navalny.