Après une journée exténuante, Guy Bertrand gare son taxi dans une rue de Yaoundé, la capitale camerounaise. Il dégaine alors un sachet d'alcool offert par ses amis qu'il avale d'une traite. «On cherche des sensations fortes», lâche-t-il derrière son volant. Le jeune homme de 26 ans plaide:
En septembre 2014, le gouvernement avait interdit la vente de ces liqueurs ainsi conditionnées, donnant deux ans aux producteurs pour écouler leurs stocks.
Mais huit ans plus tard, partout à Douala, la capitale économique, comme à Yaoundé, les berlingots aux couleurs vives et aux noms racoleurs - Tir, Bullet, Shooter, Fighter - pendouillent des baleines des parasols des petits marchands, ambulants ou non, souvent aux côtés d'autres contenant du lait en poudre ou bien de sucreries pour enfants.
Depuis l'interdiction, des moratoires ont été accordés aux producteurs qui ont désormais jusqu'à fin 2022 pour retirer ces produits du marché, selon un responsable du ministère de l'Industrie ayant requis l'anonymat.
La bière, «c'est 5% d'alcool. King Arthur (une des marques), c'est 43%. C'est l'équivalent de 7 bières et 6 fois moins cher», calcule de façon hasardeuse Guy Bertrand.
A moins de deux mois de la date butoir, les liqueurs en sachets s'arrachent en ville comme en campagne, pour une clientèle au faible pouvoir d'achat, notamment les jeunes.
Au point kilométrique 19, le «PK19», dans la périphérie nord de Douala, des jeunes ouvriers et taxis-motos - parfois très jeunes - se saoulent en s'abreuvant d'un liquide blanchâtre, le «matango», un vin de palme artisanal alcoolisé, auquel ils mélangent des berlingots de ces liqueurs, à l'abri d'un soleil de plomb sous la tonnelle en branches de palmier du «Club des salopards».
«Ça nous réveille un peu le corps, quoi...», ânonne l'un d'eux. Tous admettent que c'est dangereux mais que cela leur donne force et courage pour des journées de labeur harassantes.
Au cœur de Douala, sur le très populaire et grouillant marché Mboppi, Alphonse Ayissi Abena et un collègue, gilets orange fluo sur le dos, se faufilent entre les étals et les taxi-motos qui fourmillent dans la ville, armés de leurs écriteaux «Le whisky en sachet tue».
«Comme on n'arrive pas à bloquer la source d'approvisionnement, on essaie de vous sensibiliser», dit-il en hélant ces pilotes habiles mais souvent casse-cou et responsables de nombreux accidents, qui transportent parfois jusqu'à trois passagers sur leurs motos, pour des prix très modiques.
Ayissi Abena est le président de la Fondation camerounaise des consommateurs (Focaco).
Gin, rhum, vodka, ou prétendument... l'offre est variée. Le prix du sachet oscille entre 100 et 150 francs CFA (15 à 23 centimes).
Une vingtaine de personnes, jeunes et moins jeunes, se retrouvent quotidiennement au «Parlement», espace de causeries sous un petit hangar d'Ekoumdoum, quartier populaire de Yaoundé.
«En dormant, tout le monde est saoul», rigole Cédric. Un peu plus loin, deux consommateurs en état d'ébriété en viennent aux mains, l'un est blessé.
Ces breuvages sont «très toxiques pour l'organisme», avertit la docteure Djomo Kopa, gastroentérologue à l'hôpital général de Douala.
«L'arrêté d'interdiction de 2014, qui fait l'objet de moratoires sans fin, interdit l'alcool en sachet en plastique», un dérivé du pétrole, notamment parce que «l'interaction» entre ce contenant et certains alcools utilisés «peut être nocive», explique Ayissi Abena.
Mais la dangerosité vient surtout du fait, selon lui, que le vide juridique de facto créé par les moratoires successifs permet aux compagnies productrices d'échapper à tout contrôle. «Ils ne reçoivent pas de certificat de conformité et utilisent notamment du méthanol», assure-t-il.
L'alcool méthylique - ou méthanol - est utilisé comme substitut de l'éthanol dans des boissons alcoolisées frelatées, un fléau dénoncé régulièrement par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) dans de nombreuses régions défavorisées du monde.
«L'attitude du gouvernement qui a accordé ces moratoires nous écœure», s'offusque le président de la Focaco, qui parle de «chèque en blanc à ces producteurs pour continuer à empoisonner les Camerounais».
Contactées par l'Agence France-presse (AFP), les autorités n'ont pas réagi. (chl/ats)