A intervalles réguliers, on les aperçoit au bord des routes: des unités mobiles de défense aérienne. Ce sont des pick-up ou de petits camions sur lesquels sont fixées de lourdes mitrailleuses.
La plupart des armes ne disposent que de viseurs optiques, mais quelques-unes sont équipées de dispositifs de vision nocturne. En effet, les drones russes de type Geran-2, version locale du modèle iranien Shahed, frappent surtout de nuit.
Je retrouve Artiom, un vieil ami, à un carrefour quelque part dans l’Est. Officier dans une unité de drones, il m’attend dans une voiture camouflée. Il prend la tête, je le suis à distance.
Nous passons près des champs bordés d’arbres, creusés de tranchées et hérissés de barbelés. Plus loin, la route traverse une forêt de pins. Au pied d’une colline, nous nous arrêtons devant une église orthodoxe à moitié détruite. Les explosions ont soufflé le toit du clocher, désormais recouvert de bâches bleues. Nous garons les véhicules sous les arbres, à distance.
Dans le village voisin, une maison sur deux est endommagée. Les positions russes les plus proches ne sont qu’à quinze kilomètres. Artiom prévient:
Je trouve refuge dans le grenier d’une petite maison, au cœur d’un bois de pins qui embaume la résine. La nuit tombée, le vrombissement des moteurs Geran retentit par intermittence. Puis, c’est le crépitement des mitrailleuses, avec lesquelles les Ukrainiens tentent de se défendre. Souvent sans succès. Quand une explosion frappe non loin, je sens l'onde de choc traverser ma poitrine.
Contrairement aux petits quadricoptères utilisés en première ligne, les drones Geran sont programmés avant leur décollage. Ils échappent souvent aux radars. Pour les repérer, l’armée ukrainienne s’appuie donc sur un réseau de milliers de micros disposés le long du front.
Relié aux téléphones, ce système, nommé «Forteresse du ciel», transmet automatiquement les signaux aux unités mobiles, qui attendent alors les appareils au bon endroit. Pour abattre les drones, les soldats ukrainiens disposent, en plus des pick-up armés, de vieux chars antiaériens allemands Gepard ainsi que d'hélicoptères et avions légers.
Pour contourner la portée limitée de ces petits drones kamikazes, les Russes les fixent désormais sous les ailes de leurs Orlan, des drones de reconnaissance longue portée, équipés d'amplificateurs de signaux. L’Orlan agit ainsi comme un «vaisseau-mère».
Quand sa caméra détecte une cible, il largue les quadricoptères, qui sont ensuite guidés par un pilote jusqu’à l’objectif. Les convois de ravitaillement ukrainiens, même loin derrière le front, se trouvent donc exposés.
Les soldats tentent de s'en protéger à grand renfort de brouilleurs et de filets. A un check-point, des ouvriers accrochent d’immenses grillages à des poteaux, construisant un véritable toit au-dessus de la route. Un soldat me montre fièrement la photo d’un drone russe piégé dans un de ces filets, sans avoir explosé. Sur l’autoroute, je croise un camion chargé de rouleaux de grillage: ils serviront à couvrir des tronçons entiers. Côté russe, la même technique se répand.
Retour dans mon grenier: malgré le vacarme, je finis par m’endormir. Mais vers trois heures du matin, un rugissement me réveille en sursaut. Ce n’est pas un drone, mais une énorme bombe planante larguée par un avion de combat. Elle passe au-dessus de la forêt, puis explose plus loin, secouant la maison jusque dans ses fondations. Puis, le silence retombe, enfin.
Adapté de l'allemand par Tanja Maeder