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A Zaporija, la centrale nucléaire est hors de contrôle

Ukraine: la plus grande centrale nucléaire d'Europe est hors de contrôle

Depuis début mars, la centrale nucléaire de Zaporijia se trouve aux mains des forces russes. Dans un climat de surveillance généralisée, les employés ukrainiens restés sur place doivent assurer son fonctionnement. Personne n'écarte le risque d’un accident. Portrait d'une grande dame dont le destin préoccupe.
14.06.2022, 18:5015.06.2022, 11:19
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Bonjour. Moi, c'est Zaporijia. Enchantée. Comment allez-vous? Moi, ça pourrait aller mieux. J'ai été sacrément chamboulée depuis le mois de mars, lorsque les Russes se sont emparés de mon usine.

Aux dernières nouvelles, je me trouve toujours aux mains des Russes. Alors, l'Agence internationale de l'énergie nucléaire (l'AIEA) veut envoyer une équipe d'experts pour s'assurer que tout se passe bien chez moi. Ce à quoi l'Ukraine s'oppose fermement. Pourquoi donc? Je vous explique. Voici le récap' de mes soucis.

Aux origines

Permettez-moi de vous donner quelques éléments de contexte. Je suis la plus grande et la plus puissante centrale d'Europe. La neuvième du monde, rien que ça!

Petit cours de géographie: je suis établie dans la ville d'Energodar, dans la région de Zaporijia, qui m'a donné son nom. Mes imposantes cheminées sont situées le long des berges du réservoir de Kakhovka, un lac artificiel formé sur le cours du Dniepr. C'est ce très long fleuve qui permet de refroidir mes réacteurs. Avec une puissance thermique qui peut atteint quasiment 20 000 mégawatts, il faut de sacrées quantités d'eaux pour me refroidir.

Les six réacteurs.
Les six réacteurs.image: afp

Cette performance, je la dois à mes six réacteurs, dont la construction a débuté il y a 43 ans sous l'ère soviétique. Mille mégawatts chacun. Des modèles à eau considérés comme parmi les plus sûrs du monde. Tellement sûrs qu'on les dit capables d'absorber une attaque d’artillerie. Voire, même, de résister à:

«La chute d’un avion à réaction à 1000 km/h plein de kérosène»
Bruno Pellaud, directeur général adjoint de l’AIEA de 1993 à 1999, à la Tribune de Genève

Des réacteurs, en tout cas, plus résistants et moins sensibles aux incendies que ceux de ma sœur, la célèbre Tchernobyl. Depuis que son dernier réacteur a été arrêté en 2000, mon activité à moi s'est maintenue à un rythme effréné. C'est à mon tour qu'il revient d'assurer principalement les besoins électriques de mon pays, où 50% de l’électricité est d’origine nucléaire.

En temps normal, je fournis donc sans faillir un cinquième de la production d'électricité d'Ukraine. Quatre millions de foyers ont besoin de moi. Quelle fierté!

La guerre? Je l'ai déjà connue, en 2014. A 200 kilomètres de mes puissants et sensibles réacteurs se creusait la ligne de front du Donbass. En août de cette même année, un expert allemand de Greenpeace tirait la sonnette d'alarme sur les risques de surchauffe, en cas de propagation des combats dans ma zone. Car qui dit surchauffe, dit, dans le pire des cas, fusion du cœur du réacteur. Un scénario digne de la catastrophe de Fukushima.

Mon quotidien bascule pour de bon au début de l'année 2022. Le mercredi 2 mars, dans l'après-midi, les Russes revendiquent avoir pris le contrôle de la zone qui m'entoure. Le lendemain, le maire de la ville d'Energodar, Dmitri Orlov, annonce une nouvelle glaçante: une colonne de troupes russes, composée de dix véhicules blindés et de deux chars, se dirige droit sur moi.

La bataille pour le contrôle de mes réacteurs a commencé.

Le 4 mars, l'incendie

Après deux heures d'intenses combats entre les gardes nationaux ukrainiens et la colonne de soldats russes, ces derniers prennent l'avantage. Survient alors le tir d'obus: un missile, tiré depuis un char russe, qui provoque un incendie près de mon réacteur n°1.

Impuissante, j'assiste au désastre potentiel. La scène est filmée en direct par les webcams situées quelque part dans mes tripes. Angoisse. Pendant ce temps, les services de secours ukrainiens tentent vainement d'accéder au site, mais ils se retrouvent bloqués par les soldats russes.

Au terme de trop longues négociations, les Russes finissent par céder et autorisent l'accès aux secours. Le feu parvient à être maîtrisé au bout de plusieurs heures d'efforts.

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image: afp

Au terme de l'attaque, aucune victime n'est à déplorer, selon les secours ukrainiens sur Facebook. Les pertes se résumeront à des dégâts matériels: un laboratoire et un centre de formation pour le personnel sont partis en fumée. Mais aucun équipement «essentiel» n'a été touché, selon l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), le gendarme du monde du nucléaire. On a eu chaud.

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image: afp

Le prochain coup d'éclat sera celui de mon président, Volodymyr Zelensky. Cet incident le met dans une rage noire. Au point d'accuser Moscou de vouloir «répéter» la catastrophe vécue en 1986 par ma soeur Tchernobyl. La plus grave de l'Histoire.

Zelensky n'a pas tort: quelle folle idée de vouloir nous attaquer, nous, les centrales nucléaires! Selon lui, «aucun autre pays hormis la Russie n'a jamais tiré sur des centrales»:

«C'est la première fois dans notre histoire, la première fois dans l'histoire de l'humanité. Cet Etat terroriste a maintenant recours à la terreur nucléaire»
Volodymyr Zelensky

Et il met en garde contre les conséquences:

«S'il y a une explosion, c'est la fin de tout. La fin de l'Europe. C'est l'évacuation de l'Europe»
Volodymyr Zelensky

Pourtant, au-delà de ce message fleurant bon la terreur et l'apocalypse, à Kiev, les autorités se montrent rassurantes: selon elles, ma sécurité est désormais «garantie».

Le 7 mars

Mais bon, me voilà quand même aux mains de l'ennemi. Depuis l'attaque, le personnel local travaille sous les ordres de Moscou, «sous le museau des envahisseurs», comme dirait le patron d'Energoatom, Petro Kotin. Energoatom, c'est l'entreprise d'Etat qui exploite l'ensemble des centrales nucléaires ukrainiennes.

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image: afp

Un job pour le moins délicat attend le personnel. Mes réacteurs, même à l'arrêt, doivent impérativement être alimentés par le réseau électrique pour être refroidis. Sans quoi, ils risquent de surchauffer.

Désormais, toute décision concernant la centrale doit recevoir l'aval préalable de l'armée russe. Oubliée, la procédure qui veut que mes matières nucléaires soient transmises à l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), pour s'assurer que tout est ok. Etablir des communications fiables entre le personnel et le régulateur nucléaire ukrainien est de plus en plus compliqué. Les informations tombent au compte-goutte. A l'internationale, les inquiétudes à mon sujet vont crescendo. De même que la peur d'un accident nucléaire.

Un grand flou entoure mon fonctionnement, même s'il continue d'être assuré par les équipes ukrainiennes. Le degré de coordination entre les anciens travailleurs et les nouveaux maîtres des lieux n'est pas au beau fixe.

En tout cas, du côté des experts dépêchés par Moscou pour assurer un minimum de sécurité sur mon site, rien à signaler. On se veut rassurant. Selon le major général Valéri Vassiliev, spécialiste des questions nucléaires et chimiques, je «fonctionne normalement, en accord avec les normes nucléaires, radioactives et environnementales».

Le 12 mars, c'est officiel

Mon destin est scellé. Petro Kotin, le patron d'Energoatom, raconte l'épisode sur Telegram, lequel est relayé par le média ukrainien Pravda.

Ce jour-là, des officiels russes se pointent à mes portes. Ils ne donnent pas leur nom – tout au plus, affirment-ils qu'ils sont des «représentants de l'administration militaro-civile». Ils rassemblent les membres de ma direction pour les informer de la nouvelle: je suis désormais une centrale Rosatom, le géant russe du nucléaire.

«Ils ont dit qu'ils étaient là pour le long terme et que c'était désormais leur territoire»
Petro Kotin

Désormais, la centrale nucléaire doit fonctionner conformément aux décrets de Rosatom. Je n'appartiens donc plus à l'Ukraine.

Le 2 mai, je reçois de la visite

Surprise! Deux mois après le début de ma détention, mes ravisseurs m'accordent une visite: une délégation de journalistes de l'AFP a obtenu l'autorisation exceptionnelle de la Russie pour venir me voir. Joie!

Ils sont accueillis par une poignée de soldats, qui montent la garde. Décontraction apparente. A part quelques piles de sacs de sable, aucun ne porte de combinaison, de masque, ni aucune forme d'équipement de protection contre les radiations.

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image: afp

Sur place, les journalistes déambulent. Prennent note des traces de l'incendie, qui noircissent encore les façades du centre d'entraînement du personnel. Constatent les nombreuses fenêtres explosées sous l'effet de la chaleur. Mais ils ne remarquent nulle trace de tir ou de bombardement sur les six cubes qui renferment mes réacteurs.

Le nouveau maire pro-Moscou d'Energodar, Andreï Chevtchik, leur claironne:

«Ici, tout va bien!»

Il est arrivé à ce poste dans le sillage des Russes. «Nous sommes prêts à vendre de l'électricité à l'Europe. Tout acheteur est bienvenu. C'est très bon marché », ajoute-t-il à l'intention des journalistes, avant de repartir à bord d'un SUV rutilant bardé de drapeaux russes. L'AFP n'a pu rencontrer aucun des employés du site.

Début mai, l'agence de presse Unian relaie un communiqué: les dirigeants ukrainiens de l'installation ont désormais l'interdiction formelle de quitter la ville, même pour des motifs urgents.

En mai, attaque à la mitrailleuse et disparitions inexpliquées

Trois semaines plus tard, le 23 mai, la même source rapporte un grave accident avec un salarié: des soldats russes auraient pénétré dans l'appartement de Sergei Shvets, employé à l'unité de réparation énergétique, avant de lui tirer dessus avec une mitrailleuse. Hospitalisé, l'homme se trouve entre la vie et la mort.

Des incidents de la sorte, Dmytro, ancien responsable des installations électriques, en a rapporté des dizaines au correspondant de francetv , Thibault Lefèvre. L'ex-employé décrit l'ambiance en trois mots: paranoïa et surveillance généralisée.

Les arrestations et des disparitions de salariés sont quotidiennes. Il en a répertorié près de 500, affirme-t-il.

De son côté, le 9 juin, Energoatom a dénoncé la disparition de onze employés sur Telegram:

«Dans l'Energodar temporairement occupé, les occupants racistes continuent d'enlever des gens. Au cours de la seule semaine dernière, ils ont arrêté et emmené environ 20 donneurs d'énergie dans une di ...
«Dans l'Energodar temporairement occupé, les occupants racistes continuent d'enlever des gens. Au cours de la seule semaine dernière, ils ont arrêté et emmené environ 20 donneurs d'énergie dans une direction inconnue, dont 11 employés de la centrale nucléaire de Zaporijia. Leur localisation est actuellement inconnue.»image: telegram

Pour sa part, Dmytro a préféré prendre la fuite au début du mois de juin. Avec une inquiétude:

«Si la pression continue et si les gens disparaissent ou sont obligés de partir, qui va s’occuper des réacteurs?»

«Les militaires? Ils ne savent pas comment faire. Les ingénieurs qui restent sont obligés de penser à leur survie. A mon avis, c’est très dangereux», conclut-il sombrement.

L'ex-responsable pointe un autre problème: le matériel. Avec un manque de renouvellement des pièces et des contrôles aléatoires, le risque d'accident s'aggrave de jour en jour. Il n'y a presque pas de pièces de rechange et de consommables, confirme la Central Intelligence Agency.

Troisième dysfonctionnement, et non des moindres: Rosatom, en Russie, et Energoatom en Ukraine, n’ont pas les mêmes méthodes. Il y a un risque à changer un savoir-faire de trente ans.

Et c'est sans compter la coupure de communication, le 30 mai, entre l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et les employés chargés de ma surveillance. Faute de réseau (qui a été coupé), aucune image ne passe plus. Impossible de vérifier que la continuité des connaissances n'a pas été perdue. Malaise.

Le 6 juin, l'accident (diplomatique)

Alors que les travaux de maintenance essentiels à mon bon fonctionnement sont sans cesse repoussés, que mon équipement vital n'est pas délivré et que le risque d'un accident empire, le patron de l'AIEA, Rafael Grossi, a décidé d'agir.

Rafael Grossi lors d'une conférence sur l'Ukraine le 28 avril 2022.
Rafael Grossi lors d'une conférence sur l'Ukraine le 28 avril 2022.image: keystone

Le 6 juin, il annonce en grande pompe sur Twitter que son agence s'apprête à envoyer une mission d'experts pour m'inspecter – et ce, sur demande de l'Ukraine.

Un mensonge! s'insurge en réponse l'entreprise d'Etat Energoatom, chargée de s'occuper des centrales ukrainiennes. Cette visite, l'Ukraine s'y oppose farouchement. La position peut sembler un peu contre-intuitive, de prime abord. Après tout, qui ne voudrait pas s'assurer de ce qui se passe dans mes entrailles?

Energoatom s'en explique: selon l'opérateur, cette visite d'experts légitimerait définitivement la présence de mes occupants aux yeux de la communauté internationale et constituerait une forme d'approbation.

Un refus dont Rafael Grossi a décidé de ne pas s'embarrasser, comme il l'a affirmé la semaine dernière lors du Conseil des gouverneurs réuni à Vienne:

«Il ne s'agit pas de vouloir ou souhaiter cette mission, c'est une obligation du côté de l'Ukraine comme du côté de l'AIEA»
Rafael Grossi, directeur de l'AIEA

Vendredi dernier, il a encore affirmé qu'il poursuivrait ses efforts coûte que coûte pour convenir et organiser dès que possible une mission internationale. Effectuer des travaux de sûreté et de sécurité, ainsi que procéder à toutes les vérifications qui ne peuvent être effectuées à distance, devient urgent.

La visite ne sera possible qu'une fois que l'Ukraine aura repris le contrôle de mon site, a insisté Energoatom, en citant l'exemple de ma soeur, Tchernobyl. Le responsable de l'AIEA s'y est rendu fin avril, après le retrait des soldats russes.

Une chose est certaine: le temps presse. Le directeur général de l'Agence internationale est formel: en ce qui me concerne:

«La situation actuelle est intenable»
Plus d'images de véhicules russes détruits en Ukraine
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Plus d'images de véhicules russes détruits en Ukraine
Une partie d'un char russe endommagé dans le village de Mala Rohan, près de Kharkiv, en Ukraine, le 13 mai 2022.
source: sda / sergey kozlov
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