La région ressemble à un camp militaire. Dans chaque petit bois, on aperçoit des véhicules ou des canons de l'armée ukrainienne, parfois cachés sous des filets de camouflage. Le printemps vient de commencer et les feuilles vert clair des arbres ne forment pas encore un toit de feuillage sous lequel on pourrait se cacher des drones de reconnaissance. Seuls les abricotiers sont en pleine floraison, un signe de vie presque grotesque au milieu de ces champs de morts.
Dans un hameau, plusieurs chars de combat ukrainiens sont stationnés dans les jardins de maisons aux toits à pignon en amiante. La plupart des habitations sont abandonnées, on ne voit que quelques civils qui tiennent bon malgré les tirs d'artillerie incessants. A la périphérie du hameau, des soldats ont garé un char de combat russe T-62 capturé.
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Ce type de char a été fabriqué en Union soviétique entre 1962 et 1975. Les Ukrainiens ont peint le mot «Satan» en lettres cyrilliques sur cette pièce de musée, avec laquelle ils combattent désormais les envahisseurs près de la ville de Bakhmout, – dans la plus grande et la plus sanglante bataille de cette guerre à ce jour.
Nous passons devant ce qu'on appelle un «poste de stabilisation». Il s'agit d'un petit hôpital de campagne où les blessés reçoivent des soins d'urgence avant d'être transportés vers un hôpital plus grand. Devant le poste, quelques camionnettes sont garées et servent d'ambulances improvisées. L'un des véhicules est immatriculé dans les Grisons.
Nous continuons à rouler sur une piste, à environ quatre kilomètres du front près de Bakhmout. Le bruit des combats autour de la petite ville de l'est de l'Ukraine est assourdissant. Ce jour-là, il s'écoule rarement plus de cinq secondes entre une détonation et la suivante. Aux impacts d'obus et de roquettes russes, les Ukrainiens répondent avec leurs canons et leurs lance-grenades.
Les obusiers blindés américains de type M109 se mêlent également à ces tirs. Ils changent souvent de position afin de rendre difficile le repérage de leur position par les Russes. Parfois, même le bruit de vol des obus peut être entendu très haut dans le ciel.
Lorsque les batteries russes tirent avec des lance-roquettes multiples, les impacts se succèdent si rapidement qu'il est difficile de distinguer les différentes explosions. C'est comme un puissant orage, un grondement qui dure jusque tard dans la nuit.
Un militaire que j'ai rencontré en février 2022, aux premiers jours de la guerre, me parle des problèmes de l'armée ukrainienne à Bakhmout. Oleksandr, comme je l'appelle pour le protéger, est stationné depuis longtemps dans la région et connaît bien les lieux. Il explique:
A Bakhmout, les mercenaires russes de Wagner détruisent systématiquement tous les bâtiments tenus par les Ukrainiens, le plus souvent avec de l'artillerie. Parfois, l'armée de l'air russe vient aussi larguer de lourdes bombes. Des positions ukrainiennes entières sont ainsi anéanties en une seule fois.
Bakhmout est désormais encerclée sur trois côtés par des mercenaires de Wagner et des troupes aéroportées russes. Ces dernières semaines, les Russes ont pu progresser lentement mais sûrement. Ils ont désormais conquis le centre-ville et la gare, tandis que les Ukrainiens se retranchent dans la partie ouest, derrière la ligne de chemin de fer.
On estime que les Russes contrôlent désormais jusqu'à 80% de la zone urbaine. Deux routes mènent à Bakhmout depuis l'ouest, mais les deux routes de ravitaillement passent près du front et sont bombardées par l'artillerie russe. Les Ukrainiens doivent parfois zigzaguer en rase campagne pour acheminer des renforts et des munitions vers la ville ou pour évacuer les blessés.
A peine sept kilomètres à l'ouest de la périphérie, la prochaine grande localité, Tchasiv Yar, se trouve sur une colline. Entre les deux, du nord au sud, court un canal qui a été construit à l'époque soviétique pour l'approvisionnement en eau potable du Donbass.
Sur sa rive occidentale, les Ukrainiens ont déjà mis en place d'importantes positions de défense – au cas où la ville tomberait entièrement aux mains des Russes. Les champs du Donbass autour de Bakhmout sont parsemés de tranchées, ce sont des positions échelonnées en profondeur avec des bunkers en béton et des «dents de dragon», des pyramides en béton de la hauteur de la hanche qui sont utilisées comme barrages antichars. A certains endroits, des champs de mines viennent s'y ajouter.
Les «dents de dragon» ukrainiennes ressemblent à s'y méprendre à celles que l'armée de Moscou a installées en masse pour sécuriser ses conquêtes. Ces derniers mois, les Russes ont également construit des fortifications échelonnées derrière le front d'environ 800 kilomètres, notamment au sud et à l'entrée de la péninsule de Crimée, où le commandement de l'armée russe s'attend probablement le plus à une contre-offensive ukrainienne.
Le canal qui sépare Bakhmout de l'arrière-pays occidental est traversé par plusieurs ponts à proximité de Tchasiv Yar. Les Ukrainiens ont fait sauter le plus important d'entre eux lorsque les Russes ont tenté de pénétrer dans Tchassiv Yar par le sud.
L'attaque a certes été repoussée, mais il manquait ensuite à l'armée de Kiev ce passage important pour l'approvisionnement de Bakhmout. «Entre-temps, nos troupes techniques ont construit un passage provisoire», raconte le militaire Oleksandr. Il ajoute:
Tatjana Welikolug habite à un jet de pierre du canal. Ses parents sont arrivés de l'ouest de l'Ukraine à l'époque soviétique, tandis que sa mère était originaire de Russie. Le couple est venu à Tchassiv Yar pour aider à la construction du canal. Plus tard, Tatjana a travaillé pendant 40 ans comme technicienne de laboratoire pour l'approvisionnement en eau potable de Bakhmout. Mais l'automne dernier, l'intensification des attaques russes a contraint l'entreprise à cesser ses activités - et Tatiana à fuir à Tchasiv Jar.
Dans la ville voisine, à quelques kilomètres de là, des parents et des connaissances lui ont donné 20 chats et 8 chiens, avant de prendre la fuite à l'approche de la guerre. Tatiana a pu confier ces animaux à des bénévoles dans les grandes villes ukrainiennes.
Avec l'intensification des tirs d'artillerie russes, le réseau d'électricité et de gaz s'est effondré à Tchassiv Yar, en plus de l'approvisionnement en eau, et avec lui les communications mobiles. Il devenait alors de plus en plus difficile pour Tatiana de capturer les animaux domestiques errants et de les remettre à des personnes désireuses d'apporter leur aide dans d'autres villes plus paisibles.
Aujourd'hui, seuls quelque 200 civils vivent encore dans la ville, qui comptait autrefois environ 12 000 habitants. Certains d'entre eux ont donné leurs animaux de compagnie à Tatiana, qui s'occupait déjà de deux de ses propres chiens. Ainsi, le nombre de chiens qui gambadent désormais dans la petite maison et le jardin de Tatiana a grimpé à 20, auxquels s'ajoutent deux chats.
Certains animaux sont traumatisés par les tirs d'obus, se cachent sous la table de la salle à manger ou regardent le ciel avec crainte. Seul un petit mâle trapu aux yeux aveugles se promène à tâtons sans se décourager.
Tatiana conserve la nourriture dans le jardin, dans des caisses de munitions vides. Elle fait cuire de la farine de céréales sur une cuisinière qu'elle chauffe avec du bois de récupération et, de plus en plus, des planches provenant des ruines de maisons. Pour broyer les grains de maïs, elle s'est procuré un moulin électrique.
«Et comme il n'y a pas d'électricité, je me suis offert un générateur pour faire fonctionner le moulin à l'occasion de la journée mondiale de la femme, le 8 mars», raconte la femme en riant, tandis qu'une rue plus loin, un char d'assaut britannique en chaîne passe en trombe. La résistance psychique de cette femme de 64 ans semble intacte.
Traduit et adapté par Chiara Lecca