Combien d'artistes femmes du passé sommes-nous capables de nommer sans faire une recherche sur Google? Si la réponse est «pas beaucoup», voire «aucune», c'est parce que leur contribution a été «largement invisibilisée», estime Carla Caucotto, co-directrice de l'association Sujettes. Pourtant, il y en a eu, dans tous les domaines de la culture. C'est justement cet héritage oublié que Sujettes veut mettre en valeur lors de la première édition des Journées du Matrimoine de Lausanne, qui se tiendront du 20 au 22 septembre.
«Le terme matrimoine n'est pas un néologisme», explique Carla Caucotto. «Au Moyen-Age, ce mot désignait les biens hérités de la mère dans un mariage. Qualifié de burlesque pendant l'Ancien Régime, il a fini par passer à la trappe, à l'image d'autres termes tels qu'autrice, poétesse, ou philosophesse». Il a fallu attendre les années 2010 pour que le mot refasse surface, avec une nouvelle signification:
En remettant en avant cet héritage invisibilisé, les Journées du Matrimoine entendent accomplir «un acte de justice historique», indique Sujettes sur son site internet. L'objectif: «rétablir l'équilibre et donner aux femmes la place qu'elles méritent dans notre mémoire collective».
Dans les faits, le matrimoine peut prendre beaucoup de formes, affirme Carla Caucotto. «Il y a eu des peintresses, des écrivaines, des sculptrices, des décoratrices, mais elles ont souvent dû trouver des moyens détournés pour exister dans le monde des arts», développe-t-elle.
«D'autres ont dû recourir à un pseudonyme masculin qui leur donnait plus de crédit», poursuit-elle. «Dans les couples d'artistes, les hommes bénéficiaient généralement d'une reconnaissance supérieure à celle des femmes». Sans oublier que «l'accès à la formation aux beaux-arts leur a été accordé tardivement».
Le matrimoine ne se limite toutefois pas à l'art, mais comprend la contribution des femmes à la société dans son ensemble. Une pluralité qui se retrouve dans la programmation des Journées: pour cette première édition, Sujettes a décidé de mettre en valeur trois figures historiques très différentes: l'artiste lausannoise Aloïse Corbaz, l'architecte zurichoise Lux Guyer et la politicienne neuchâteloise Tilo Frey. Une soirée leur sera dédiée le 20 septembre.
Pourtant, «le concept de matrimoine n'est pas exclusivement tourné vers le passé», souligne Carla Caucotto.
En effet, l'association estime que l'invisibilisation dont les femmes ont fait l'objet perdure encore aujourd’hui, y compris en Suisse. A titre d'exemple, la co-directrice de Sujettes avance les chiffres suivants:
«Ce sont en grande majorité des femmes qui travaillent dans le domaine de la culture, et ce sont en grande majorité des femmes qui en consomment», résume Carla Caucotto.
Les Journées du Matrimoine de Lausanne s'inspirent d'événements similaires organisés depuis quelques années en France et en Belgique pour répondre aux Journées du Patrimoine. Pourtant, indique Carla Caucotto, «le matrimoine ne s'oppose pas au patrimoine»:
Pour la co-directrice de Sujettes, il est encore trop tôt pour organiser des Journées du Patrimoine et du Matrimoine, que l'on pourrait appeler «Journées de l'Héritage». «Malheureusement, on n'en est pas encore là», estime-t-elle.
Le chemin à parcourir risque d'être encore long. Carla Caucotto cite à ce sujet une récente étude britannique, selon laquelle plus de 80% des 18-24 ans ne peuvent pas nommer trois artistes femmes, et la moitié d'entre eux disent ne jamais avoir entendu parler d'artistes femmes durant leur scolarité.
«Il y a un gros manque à ce niveau», commente-t-elle. Et de conclure: «L'un des gros pôles qu'il faut attaquer, c'est l'enseignement. Son pouvoir est énorme et on voit qu'il y a encore beaucoup de travail à faire.»
Les Journées du Matrimoine se tiendront les 20, 21 et 22 septembre à Lausanne. Toutes les activités sont gratuites sur réservation via le site web de l'association Sujettes.