Pour comprendre l'absence d'attributs masculins de l'acolyte en plastique le plus mésestimé de tous les temps, il faut remonter aux origines: la genèse de Barbie et de Ken.
Flash-back. Nous sommes en 1956. Ruth Handler et son époux Elliot, cofondateurs de Mattel, entreprise de jouets basée en Californie, passent leurs vacances d'été en Suisse. L'histoire ne dit pas s'ils barbotent dans le Léman, lorsque vient à Ruth une idée de génie: créer une poupée sur laquelle les petites filles pourraient projeter leur futur adulte, et changer de looks à volonté.
Trois ans plus tard, Barbie Millicent Roberts, ainsi nommée en hommage à leur fille Barbara, est née. Un phénomène mondial.
Or, il y a un problème. Dans les années 50, une femme célibataire, fut-elle présidente, astronaute, sirène ou infirmière, est encore considérée comme «un échec».
A l'époque, les fondateurs de Mattel ne sont guère enthousiastes à l'idée de créer un petit ami pour Barbie, mais la firme californienne finit par céder à la pression des consommateurs. Ça tombe bien: Ruth et Elliot Handler ont un fils. Comment s'appelle-t-il? Kenneth. Un garçon calme, sérieux (signe astro Poisson), qui n'a pas grand-chose à voir avec son alter ego en plastique.
Kenneth, lui, est un «nerd, un vrai», qui joue du piano, va au «cinéma avec des sous-titres» et pense que «Barbie, plutôt que d'aller à la plage et de passer du bon temps, devrait se soucier de la pauvreté et de la souffrance dans le monde».
Ce qui est peut-être, au fond, son seul point commun avec son homonyme.
Mais revenons au sujet qui nous intéresse: l'absence de pénis de Ken.
Au moment de façonner le partenaire idéal de Barbie, Mattel conçoit une poupée d'une beauté presque enfantine, soignée, athlétique, avec un joli short de bain rouge, une chemise ouverte sur des pectoraux parfaits, de charmantes claquettes en plastique et une serviette de plage jaune sorbet. «L'apparence générale, non menaçante et asexuée d'un petit crétin timide», résume Cy Schneider, directeur de la publicité de Mattel.
Mais alors, comment le différencier de sa version féminine? Ruth Handler et Charlotte Johnson, la designer new-yorkaise qui a supervisé toute la garde-robe de Barbie, suggèrent qu'en plus de sa taille (il est plus grand d'un 1,27 cm), Ken soit doté d'autres signes distinctifs. Un petit quelque chose qui suggérerait sa virilité, pourquoi pas. A défaut d'un pénis, pourquoi pas un «renflement» sous son pantalon?
Les cadres masculins de Mattel sont, eux, nettement plus frileux. Heurter la sensibilité des mères de famille est une prise de risque commerciale qu'ils n'ont guère envie de tenter. Après maintes discussions et la consultation d'un pédopsy, les deux partis aboutissent à un compromis: «Une bosse à l'endroit approprié», suffisamment lisse pour ne pas impacter les coûts de production du jouet.
Comme pour Barbie, qui a hérité d'une généreuse paire de seins, mais pas de tétons, Ken ne sera donc pas gratifié d'organes génitaux à proprement parler. L'anatomie partielle de ce couple laisse aux jeunes le soin de s'imaginer le monde des adultes, sans avoir besoin de le représenter.
La réalisatrice de Barbie a d'ailleurs fait un clin à ce vague sentiment de mystère dans son film: alors que le couple est posté devant la maison de Dreamland, Ken suggère innocemment: «J'ai pensé que je pourrais rester ce soir». «Pourquoi?», l'interroge Barbie/Margot Robbie. «Parce que nous sommes petite amie-petit ami», répond Ken. «Pour faire quoi?» réplique Barbie. «En fait, je ne suis pas sûr», reconnait platement le pauvre Ken, sous les traits faussement ahuris de Ryan Gosling.
C’est donc en 1961, deux ans après l’introduction de Barbie, que Kenneth Sean Carson, alias «Ken», vient garnir les rayons des magasins de jouets. Disponible en deux versions - blond ou brun - au prix de 3,50 dollars, les premières publicités tentent de le positionner comme l'égal de Barbie et, accessoirement, son petit ami. Un statut romantique plutôt ionique (si ce n'est carrément dérangeant) quand on sait qu’ils ont été inspirés par un frère et une sœur.
Les destins de Ken et Kenneth Handler seront tous deux tristement dramatiques. Alors que le jouet peine à séduire, considéré comme «l'accessoire humain» non essentiel de Barbie, Kenneth l’humain meurt prématurément en 1994, à l'âge de 50 ans. Officiellement, d'une tumeur au cerveau. Officieusement, de complications liées au virus du sida.
Comme Ken avec Barbie, Kenneth éprouvera des difficultés à évoluer dans l'ombre de son homonyme plus célèbre, toute sa vie durant. Dans un livre qu'il consacre à Mattel en 2009, l'auteur Jerry Oppenheimer (oui, vous avez bien lu) écrit que Kenneth Handler aurait «grandi gêné et humilié en ayant une poupée garçon nommée d'après lui, anatomiquement incomplète, sans aucun soupçon d'organes génitaux».
Cette absence de pénis reste encore largement discutée et fait l'objet de thèses les plus folles. L'auteure M.G. Lord, par exemple, n'hésite pas à plonger dans les théories freudiennes pour expliquer certains accessoires de la poupée: batte de base-ball, fusil ou stéthoscope pendulaire seraient «autant d'accessoires manifestement phalliques» pour compenser son manque d'attributs virils.
Toutefois, selon l'écrivaine, «le commentaire le plus cruel sur sa déficience génitale» date de 1964, à l'occasion d'une cérémonie de remise des prix: Ken s'est alors retrouvé affublé d'un costume de «barbecue d'arrière-cour» comprenant un tablier orné du message «Come and get it» (une référence piquante à l'organe génital manquant) et une «longue fourchette embrochant un zizi en plastique rose».
Tourné ainsi en ridicule, cible de toutes les blagues douteuses sur sa sexualité ou sa masculinité, il est peu surprenant que ce que le pauvre Ken n'ait jamais goûté à la popularité de sa petite amie charismatique, auprès des enfants et des collectionneurs. C’était sans compter sur une maladresse géniale de Mattel.
Pour remédier à ce désamour et, surtout, booster les ventes, l’entreprise décide d’aller sonder sa cible: les petites filles. Au début des années 90, l'entreprise met en place un groupe de discussion avec des fillettes de cinq ans, pour comprendre comment rendre la poupée plus attrayante.
Abreuvées aux clips vidéo sur MTV, à l'esthétique de Prince et des danseurs de Madonna, les fillettes esquissent l'image du nouveau Ken. Le produit qui en résulte, «Earring Magic Ken», entrera dans les annales comme l'une des décisions marketing les plus controversées de l'histoire.
Avec ses cheveux blonds décolorés, son gilet en cuir violet, un haut en résille rose, sa boucle d'oreille, et surtout, son collier qui ressemble à s'y méprendre à un anneau pénien, Mattel vient de créer accidentellement un Ken plus queer que jamais. Un Ken dont s'éprennent très vite les consommateurs de la communauté LGBT.
«Earring Magic Ken» fait un carton, les ventes explosent, Mattel est horrifiée. Des années de communication à rabâcher l'image d'un Ken «bon hétérosexuel» dans la tête du public, pour ça? Impossible. La firme répète avec véhémence que non non non non, définitivement non, Ken n'est pas gay.
N'en déplaise à leurs fans, les figurines «Earring Magic Ken» sont rappelées. Toute trace du Ken queer effacée. Mattel passera les deux décennies suivantes à essayer de reconstruire l’image masculine hétéronormative de Ken. Loupé. Plus fruité et acidulé que jamais, notamment sous les traits de Ryan Gosling, le compagnon de Barbie est à 1000 lieues du cliché du mâle alpha, se grattant les couilles devant le barbecue. Et on l'aime fort pour ça.