15 juillet 1997, South Beach, Miami. Au «palais des plaisirs gays», comme on surnomme ce quartier du sud de la Floride aux maisons Art Deco couleur pastel, l'habitude est à faire la grasse matinée, se prélasser sur la plage pour une séance de bronzette, passer ses nuits dans les clubs où se côtoient mannequins, acteurs et hommes d'affaires, et succomber aux balades en rollers et en string sur Ocean Drive l'après-midi.
Tôt ce jour-là, au numéro 1116, un homme est déjà réveillé, en train de s'activer. Un bourreau de travail dont le rythme de vie tranche avec celui de South Beach. Gianni Versace, 50 ans, fondateur et maître incontesté de la marque éponyme, est debout depuis des heures. Il a laissé son compagnon, Antonio, endormi dans leur lit.
Après un coup de fil à son atelier de Milan, il travaille un peu, puis sort discrètement de sa maison, l'opulente villa Casa Casuarina, séparée du front de mer par la route, pour sa promenade matinale habituelle. Il prend la direction du News Cafe, à trois pâtés de maisons, un restaurant animé où il a ses habitudes, pour un petit-déjeuner. Les palmiers ondulent avec indolence. Tout est bien.
Après un café en parcourant les derniers numéros de Vogue et du New Yorker et un salut en direction du patron, Gianni retourne chez lui. Il a à peine gravi les cinq marches de marbre de son petit palais floridien et glissé la clé dans dans la serrure du portail en fer que deux coups déchirent l'air silencieux, chaud et lourd.
En l'atteignant à la joue gauche et derrière l'oreille droite, le tireur n'a laissé aucune chance à Gianni Versace. L'arme était si près de son cou qu'elle a laissé des traces de poudre sur sa peau. Ce n'est toutefois qu'à l'hôpital Jackson Memorial de Miami que les médecins constateront le décès, à 9h21. Une sandale Versace noire restera abandonnée sur les marches ensanglantées.
Ainsi s'achève la vie d'un artiste génial. Un bourreau de travail né en Calabre en 1946, d'un père vendeur d'électroménager et d'une mère couturière. A l'âge de vingt ans, Gianni a déjà posé ses valises à Milan, le nouveau centre névralgique de la mode, où il a fondé sa marque en 1978. Versace. Un nom qui le propulsera au rang des créateurs les plus célèbres et les plus salués de son époque.
Dans son dos, ce 15 juillet 1997, un jeune homme de 27 ans aux cheveux noirs, affublé d'un short jusqu'aux genoux et d'un débardeur gris, baisse son arme. Avec sa casquette de baseball vissée sur le crâne et un sac à dos sur les épaules, il ressemble à un lycéen. Sa besogne macabre accomplie, le meurtrier se retourne et s'éloigne nonchalamment, sans demander son reste.
Ce jeune homme, c'est Andrew Cunanan. Un «prostitué homosexuel de haut rang», comme le décrira sa propre mère, fasciné par la mode et hanté par de vieux rêves de célébrité. Il fait partie des dix personnes les plus activement recherchées par le FBI, pour quatre autres meurtres perpétrés à travers les Etats-Unis.
C'est deux mois plus tôt qu'il a trouvé refuge à Miami, le 11 mai 1997, deux jours après avoir achevé sa dernière victime, un gardien de cimetière. Deux mois passés dans une chambre miteuse à 26,99 dollars la nuit, au Normandy Plaza Hotel, un hôtel bon marché et un peu crasseux situé à six kilomètres au nord, où il passe son temps à assouvir ses besoins en crack et fast-food, et à courir les boîtes de nuit gays. La veille, à court d'argent, il a quitté l'hôtel sans régler la facture.
Rapidement identifié, le tueur de Gianni Versace fait l'objet d'une chasse à l'homme effrénée. En vain. Moins de deux semaines après son acte, le corps d'Andrew Cunanan est retrouvé dans une péniche, au large de Miami Beach. Une balle dans la tête et le pistolet de calibre .40 qu'il avait subtilisé à sa première victime à ses côtés. Il n'aura pas laissé la moindre note ni explication. Seulement une foule de questions, sans réponses aujourd'hui. Pourquoi ce geste? Jalousie? Amours déçues? Obsession malsaine?
Selon des témoins occulaires, les deux hommes se seraient rencontrés une fois en 1990 dans une boîte de nuit de San Francisco, et auraient pu se croiser dans d'autres milieux queer. Mais peu de gens croient à la moindre relation entre eux. La famille, elle, a toujours démenti cette hypothèse farouchement.
Pour la famille Versace, le résultat est le même. Gianni n'est plus là. Pendant que la police ratisse le sud de la Floride, ses frères et sœurs, Donatella et Santo, brisés, récupèrent la dépouille pour la ramener sur ses terres d'origine, en Italie.
Le 22 juillet 1997, une semaine après son meurtre, Versace a droit à des funérailles dignes d'un prince, au coeur du Duomo de Milan. Plus de 2000 personnes, qui portent leur deuil et du Versace comme un linceul, affluent au coeur de la majestueuse cathédrale. Parmi elles: Elton John, Lady Diana, Carolyn Bessette-Kennedy, Naomi Campbell et sa clique.
Entre les larmes, tous les yeux sont déjà rivés sur une silhouette gracile à la chevelure platine. Donatella. La muse. La prunelle des yeux de Gianni. Sa complice. Sa «poupée» et sa «meilleure amie», celle qu'il a habillée et emmenée en discothèque dès l'âge de onze ans.
C'est à cette petite femme d'1m58 qu'il incombe de reprendre la direction artistique de l'empire de mode Versace. «99% des gens pensaient que je n'allais pas m'en sortir. Et peut-être ai-je pensé la même chose, au début. Mon frère était le roi, et mon monde s'était écroulé autour de moi», confiera-t-elle des années plus tard, au Guardian.
Mais elle doit être forte. Pour l'entreprise. Pour sa famille. Pour lui.
En octobre 1997, deux mois après le meurtre de son frère, Donatella présente sa première collection depuis sa nomination. Un show éminemment Versace, tout en sexe et en rock'n'roll, mais dominé par le chagrin. «Terrifiée», comme elle le glisse à des journalistes juste avant le début du show, le pas mal assuré, en total look noir d'une sobriété surprenante, elle s'avance pour saluer.
«Les yeux pleins de larmes et le visage crispé», comme le note le New York Times à l'époque, elle reçoit une ovation debout.
Si l'héritière progresse à grands pas et prendra en assurance au fil des collections, les premières années n'en seront pas moins difficiles. «Sept années de malheur», résumera plus tard Santo Versace, toujours PDG et directeur financier, rythmées par les problèmes financiers et l'addiction à la cocaïne de sa directrice.
Pendant que la quadragénaire lutte contre ses démons, elle renouvelle l'équipe de direction à tour de bras. La maison de couture s'endette à hauteur de centaines de millions de dollars. Le 30 juin 2004, l'entreprise familiale est au bord de la faillite lorsque sa directrice artistique entre en cure de désintoxication, sur conseil de son proche ami, Elton John.
C'est sans compter sur sa volonté farouche de survivre. De faire honneur à son frère disparu. Et, surtout, sur son talent. Dans la seconde moitié de la décennie, Donatella Versace trace sa propre voie et prouve à ses détracteurs qu'ils avaient tort de douter. «Quelle que soit ma dépendance, quand j'y ai mis fin, je l'ai fait comme ça», affirme-t-elle aujourd'hui au Guardian, avec un claquement de doigts théâtral. «Je ne regarde pas en arrière.»
Fidèle à sa parole, c'est sans se retourner que Donatella Versace a annoncé son départ de la maison dont elle est devenue l'emblème, ce 13 mars 2025. La fin de près de 30 ans de mandat à la tête d'un empire du luxe qu'elle a façonné, lentement, à son image. Versace. Aujourd'hui, un pilier du monde de la mode. Même sans Gianni. Et demain sans Donna.