«Eat small to be small. Eat big to be big.» Le slogan a tout d’une punchline calibrée pour faire des remous sur TikTok. Derrière cette phrase, qui pourrait presque passer pour une blague de salle de sport, se cache une tendance bien réelle: celle de la «skinny girl», cette figure rêvée, fantasmée, promue par des créatrices de contenu qui transforment la privation alimentaire en mode de vie sexy.
Bienvenue sur #SkinnyTok. Un monde de vidéos à l’esthétique léchée, où l’on s’échange des conseils pour ne plus avoir faim, où les recettes healthy tiennent dans une demi-feuille de salade, et où la faim elle-même devient un badge d’honneur.
Se comparer à un toutou qui réclame sa friandise? Normal chez ces adeptes de la maigreur. «Pourquoi tu manges un truc en guise de récompense? Tu n'es pas un chien...» Ce mantra revient en boucle sur les vidéos, avec une violence folle. Parfois écrit noir sur blanc dans la description ou balancé à la volée sur une voix off. Ici, pas de place pour les discours body positive ou la diversité corporelle. La maigreur n’est pas un objectif, c’est une identité.
Le message est clair: si vous voulez être mince, il va falloir vous affamer. L’eau remplace les repas, les portions se coupent en deux, et la culpabilité devient une routine alimentaire.
Sur TikTok, une femme qui se fait appeler @MINAZALIE propose une litanie de règles à suivre pour devenir «skinny». Pas de cheat meals, pas de fringales. Juste de la discipline et de la volonté. Et un discours totalement déconnecté.
Sa phrase fétiche? «Eat small to be small.» Un slogan devenu quasi-militaire, repris comme un mantra par ses 800 000 abonnés. Certains la remercient: «Thanks for keeping me on track», lui écrit un internaute, visiblement reconnaissant de cette main virtuelle qui l’aide à résister à son frigo.
👉 Une vidéo résume parfaitement cette mentalité: cette jeune femme parle du soutien et de la motivation qu'elle trouve dans la tendance et les nombreux contenus qu'elle génère sur les réseaux sociaux.
@farah.bel92 -15 kg grâce aux Skinnytok 💪 #pertedepoids #pertedepoidspostpartum #skinnytokfr #skinnytok #motivationpertedepoids ♬ son original - Farah ✨ Boy's Mom 🩵
Une «entraide» sous forme de culpabilisation envers les adeptes de skinnytok.
👉 Cette vidéo met en avant les nombreuses phrases que ces femmes s'échangent pour rester motivées. Se comparer à un chien qui réclame une récompense, par exemple.
@mareyasacia Drop the quotes!!!! #skinnytok ♬ original sound - Mareya | Lifestyle (normal)
Cette «entraide» qui se décline aussi sous forme de recettes pour perdre du poids ou pour maintenir une routine de «skinny girl».
👉 Dans cette vidéo, une jeune femme partage sa diète composée uniquement d'œufs, ou presque, pendant une semaine. Elle prétend avoir perdu 6kg en moins d'une semaine, descendant sous la barre des 50 kg, mais ne compte pas s'arrêter là.
@malouka_iren Definitely gonna give the egg diet another try cuz of how effective it is 😫😳 ##fyp##viral##malouka_iren##eggdiet#diet ♬ Sunny Day - Ted Fresco
Mais ces contenus ne sont pas anodins. Derrière un pseudo humour noir et une esthétique très 90s, ils véhiculent les codes d’un trouble alimentaire masqué. Et banalisé.
«C’est une stratégie pour aborder le sujet sous un autre angle. Cela minimise le problème et suggère qu’un trouble alimentaire n’est pas une vraie maladie», alerte Martina Papadellis, spécialiste suisse des troubles alimentaires, interrogée par 20 minuten.
Selon elle, les vidéos de #SkinnyTok glorifient un comportement qui relève de la pathologie:
👉 Dans cette vidéo, cette utilisatrice interroge ses followers. «Si tu ne peux pas contrôler ce que tu mets dans ta bouche, qu'est-ce que tu contrôles?»
Et l’âge d'un grand nombre des femmes qui vantent cette minceur n’est pas un hasard. «Ce sont des femmes qui ont grandi dans les années 2000, à l’époque où la minceur extrême était déjà une norme. Aujourd’hui, elles ont des plateformes pour transmettre ces croyances», explique la spécialiste.
Une époque où Kate Moss, alias La Brindille, avait choqué avec une phrase reprise aujourd'hui par les adeptes de cette maigreur «maîtrisée»:
Sur TikTok, elles cultivent l’illusion d’un mode de vie chic, clean, et parfaitement maîtrisé. Sauf qu’on ne voit ni les carences ni les crises d’hypoglycémie. Ni les vêtements gainants sous le jean taille basse. Comme le rappelle l’experte:
Ce qui dérange dans #SkinnyTok, ce n’est pas seulement la minceur. C’est la manière dont elle est vendue. A coups de slogans durs, de before/after qui frôlent l’automutilation émotionnelle, et de musiques dramatiques.
Une forme d’ascèse moderne, comme si la faim devenait une preuve de force. Un lifestyle vendu aux jeunes, souvent très jeunes (certaines créatrices ont la trentaine, certes, mais d’autres ont à peine 16 ans) qui n’ont pas encore les outils pour comprendre la violence symbolique de ces messages.
👉 Dans de nombreuses vidéos, comme celle-ci, des utilisatrices partagent leurs recettes. Certaines peuvent s'apparenter à des idées de repas acceptables; en revanche, les quantités sont souvent insuffisantes.
@sofjamk what i eat for lunch to keep my calorie deficit 🤍🥙 i love this recipe, so easy to cook and it’s delicious!! 🤤 my love for zucchini is crazy @CaloPal #lowcarb #lowcalmeal #lunchideas #healthyrecipes ♬ sally when the wine runs out - tucker
L’anorexie, jadis visible à travers les «pro-ana blogs» du début des années 2000, a désormais muté en contenu viral. Plus de texte écrit en Comic Sans sur de vieux Skyblog, mais des vidéos courtes, trendy, rythmées et addictives.
Et même si TikTok tente parfois de modérer ces hashtags, le contenu se déplace, se refile sous d’autres noms (#skinnymeals, #thinspo, #fatlossmotivation), et continue de tourner. Jusqu’à imprégner les algorithmes et les esprits.
Parce que non, boire un litre d’eau tiède à la place d’un repas pour activer son métabolisme et lui faire croire qu'il a été nourri, ce n’est pas un conseil pour être une «skinny girl». C’est un signal d’alarme.