Le «sportif de l'impossible» rêve d'un dernier exploit
La plupart de ceux qui aperçoivent le Mont-Blanc se contentent de l'observer de loin, avec un respect teinté de fascination. Mais pas Didier Kalbfuss. Il se souvient: «Lorsque j’ai 27 ans et que je me rends à Morges pour le boulot, je vois chaque matin le Mont-Blanc au loin. Je le trouve magnifique et me dis qu’un jour, il faut que j’y monte.»
La plupart de ceux qui auraient cette idéée en souriraient et passeraient à autre chose. Mais pas Didier Kalbfuss:
«J'étais un tueur»
Quand il y repense aujourd'hui, attablé dans le café préféré de Tadej Pogacar à Morges, Didier Kalbfuss admet que se croire immortel et invincible est dangereux pour un aventurier et que ce jour de juillet 1989, face aux médias présents à Chamonix, il a flirté avec la ligne rouge.
On le lui concède volontiers, mais on lui fait aussi remarquer que le seul moyen de réussir un exploit de «fou», comme ce qu'il a accompli entre Bretigny et le Mont-Blanc, est sans doute de l'être certainement un peu soi-même. La question le fait sourire. Fou, peut-être pas, mais différent des autres, c'est certain. «Lorsque je partais à l'aventure, j'étais un tueur. J'ôtais chaque obstacle qui pouvait se trouver sur mon chemin, quitte à m'isoler socialement. Ça n'a pas été simple pour mon entourage.»
Aujourd'hui, on dirait de Didier Kalbfuss qu'il est bigorexique, mais c'est un terme qui, comme Google maps ou les capteurs de puissance, n'existait pas à l'époque de ses premiers défis. Quand on lui explique que la bigorexie est une addiction au sport, qu'elle désigne «une pratique excessive et compulsive de l'activité physique, au point de perturber la vie quotidienne», le Vaudois se sent visé.
Un rêve olympique avorté
Sa passion addictive est née dans ses années adolescentes lorsque le Vaudois, aîné d'une fratrie de quatre garçons, décide de suivre la foulée de son père. Il rêve alors d'une carrière de sportif de haut niveau sur 3000m, mais sans entraîneur et sans licence en club, il ne parvient pas à progresser suffisamment, et décide de quitter la piste pour explorer de nouveaux territoires, et surtout s'explorer lui-même.
Le jeune homme ne manque alors ni d'endurance, ni d'idées. «Elles germent d'un coup. Le plus souvent, je les trouve débiles mais si j'y vois un moyen de les réaliser, j'y mets toute mon énergie.» Le plus bel exemple de cette pensée un peu dingue concrétisée avec rigueur et passion reste la fois où il a décidé de tirer un trait entre Nice et Morgins sur une carte. La suite appartient à l'histoire.
Il a risqué sa vie
Cette fois encore, il peut compter sur le soutien de ses amis «car sans assistance, on ne fait rien». Ce sont eux qui le ravitaillent en moto-neige quand il se met en tête de relier Kreuzlingen à Genève en crapahutant sur les crêtes du Jura. Eux aussi qui se réveillent en pleine nuit pour l'accompagner sur les 17 plus grands lacs de Suisse lorsque Didier Kalbfuss entreprend de nager 1 km dans chacun d'eux pendant trois jours et quatre nuits sans dormir. Eux encore qui lui servent de sparring-partner lorsqu'il joue au tennis pendant 24h non-stop face à 28 adversaires différents au TC d'Echallens.
Lorsqu'il déroule ses souvenirs, Didier Kalbfuss affiche un sourire rayonnant. «J'ai trouvé sympa que vous m'appeliez, remercie-t-il. Je me suis dit: "Chouette, je pourrai me replonger dans mes souvenirs.» On avait très envie de rencontrer celui que la presse appelait «le sportif de l'impossible», un surnom qui égratigne sa modestie. «Ce sont les journalistes qui ont trouvé ça.» Lui se défend d'avoir réussi l'impossible. «La preuve, c'est que je n'ai jamais risqué ma vie, à part peut-être une fois.»
«J'avais entrepris de faire le tour du Léman à la nage non-stop, soit environ 160 km. A un moment donné, j'ai dû m'arrêter, transi de froid. Je ne frissonnais même plus, j'avais passé cet état. Mes accompagnateurs m'ont dit: "Tu sors de l'eau ou on part". C'était devenu dangereux, donc j'ai abandonné.» Sans regrets? Pas le genre de la maison. «J'étais frustré de ne pas arriver au bout», confesse-t-il.
Une mauvaise rencontre dans un jardin privé
Son aventure la plus grisante reste celle de l'été 1998 où, seul et sans assistance pendant deux mois, il nage le tour des 14 grands lacs de Suisse en tirant ses affaires sur un petit radeau, soit plus de 650 km en 2 mois. Il se ravitaille dans les supermarchés et dort où il y a de la place, à ses risques et périls: une nuit, arrivé par erreur sur une propriété privée, il manque de se faire croquer par les chiens de garde de la maison.
Ce vécu riche en anecdotes et en exploits insolites fascine et, en l'écoutant, on se demande quel vécu serait de nature à le fasciner lui, Didier Kalbfuss. La question semble surprendre cet homme qui a côtoyé des aînés toute sa vie, jusqu'à devenir aujourd'hui directeur de la partie pôle grand âge au sein de la Fondation Ebenezer.
«Je suis admiratif de ceux qui ont un projet et vont au bout de leur idée, répond-il posément. Je suis aussi très sensible au vécu des gens, à leur histoire de vie. On caricature souvent le passé des uns et des autres en tenant compte de leur physique, mais il n'y a rien de plus faux, surtout concernant les aînés, dont le physique et la mobilité, quand ce ne sont pas les capacités cognitives, sont souvent altérées par le poids des ans. Or quand vous discutez avec eux ou leur famille pour savoir qui ils étaient, vous faites des découvertes extraordinaires.»
Il veut frapper un dernier grand coup
Didier Kalbfuss a associé des causes qui lui tenaient à coeur à la plupart de ses aventures. La prochaine, qui sera sans doute sa dernière grande odyssée, vise justement à récolter des fonds afin d’offrir des moments conviviaux aux aînés de la Vallée d’Illiez. Son projet, à la fois original et exigeant, est à l'image de tous ceux que cet homme au coeur solide et généreux a accomplis par le passé:
Un périple que le Vaudois concrétisera en avril 2026 ou au printemps suivant, quand il se sentira prêt et que les conditions d'enneigement seront optimales. «J'ai acquis assez d'expérience pour savoir exactement ce que je dois faire et comment mon corps va réagir», assure celui qui aura finalement passé toute sa vie à faire l'apprentissage de lui-même.
Il en a retiré beaucoup de force, mis au service de ses projets sportifs, mais pas seulement. «J'ai appris à me faire confiance et à savoir comment je réagis dans une situation donnée. Cela m'a beaucoup aidé au travail, où je gère mes objectifs comme une épreuve d'endurance. Je sais qu'il faut y aller étape par étape pour atteindre le succès.»
Un 47e Morat-Fribourg
Ce grand sportif se connaît justement trop bien pour savoir qu'à 62 ans, son corps n'est plus aussi performant que par le passé. «Mes performances diminuent et ce n'est pas toujours facile à accepter, concède-t-il. Je comprends mieux ces aînés qui, sans avoir été des sportifs de haut niveau, disent que leur corps se péjore, se sentent moins bien et qui, pour certains, expriment le souhait de pouvoir s'en aller.»
Même si ses qualités athlétiques diminuent, le Vaudois garde une passion intacte pour l'exercice et les objectifs sportifs continuent de rythmer chacune de ses foulées. Le jour de notre rencontre à Morges, il n'a d'ailleurs pas oublié de prendre avec lui ses affaires de sport pour aller courir ensuite au bord du lac, et se préparer à la course Morat-Firbourg, une épreuve à laquelle il participera pour la 47e fois consécutive ce dimanche.