Lorsque le soleil brûlait l'asphalte et que les routes devenaient étroites, plus escarpées, en France comme en Italie, tous les membres du peloton s'attendaient à un récital. Celui de l'Italien Marco Pantani. De façon théâtrale, il retirait d'abord son bandana. Le crâne dégarni, il augmentait ensuite la cadence. Gravissait les montagnes en laissant derrière lui les autres coureurs.
La saison 98 fut sa meilleure. Cette année-là, il réalisa le doublé Giro d'Italia - Tour de France. Seuls six coureurs y étaient parvenus avant lui, notamment Fausto Coppi, Eddy Merckx et Miguel Indurain. Depuis, personne n'a réussi pareil exploit.
Les courses cyclistes sont en quelque sorte une analogie de la vie, et c'est ce qui les rend si particulières. Dans ces duels entre coureurs, mais aussi contre soi-même et la nature, il existe des moments difficiles. La dureté du cyclisme n'est plus à prouver, mais ce sport offre aussi des instants merveilleux. Il y a des hauts et des bas, ou plutôt des montées et des descentes. Des journées monotones, sous la pluie, puis des rayons de soleil. Des vents contraires, et d'autres qui donnent des ailes.
Le cyclisme donne matière à de folles épopées. Mais les vainqueurs ne deviennent des héros qu’après être tombés. Que lorsqu'ils se sont relevés et ont bravé l'adversité. C'est ce qu'il s'est passé avec Marco Pantani.
Né le 13 janvier 1970, il a grandi à Cesenatico. Son père Fernandino était plombier, sa mère Tonina travaillait comme femme de ménage. Marco, lui, a participé à sa première course en utilisant un vélo de location. Ce n'est qu'à l'âge de 22 ans qu'il a signé son premier contrat professionnel.
A l'époque, avec son talent, Pantani se doutait déjà de ce qui l'attendait. Atteindre le monde professionnel est un rêve pour de nombreux jeunes. Lui voyait davantage cela comme un fardeau. «Le cyclisme est une mafia», disait-il à sa mère, alors devenue propriétaire d'un snack-bar. «Je reviendrai ici faire des piadines», assurait-il avant ses débuts chez les professionnels.
Pantani est finalement resté dans l'univers du «vélo», afin d'écrire l'histoire de son sport, et ce, en peu de temps. En 1994, il remportait deux étapes du Giro et laissait Miguel Indurain derrière lui au général. L'année suivante, il décrochait la médaille de bronze aux Championnats du monde sur route à Duitama en Colombie. Toujours en 95, Pantani grimpait les 21 virages de l'Alpe d'Huez en 36'50. Il détient toujours les trois meilleurs temps de l'ascension.
1995 est aussi l'année de sa terrible chute, lorsqu'il percutait – en course, sur Milan-Turin – un chauffard roulant à contresens. Le bilan: une commotion cérébrale ainsi qu'une jambe brisée à deux endroits (double fracture ouverte tibia-péroné).
Les photos de Pantani sur son lit d'hôpital ont fait la Une des journaux italiens. Le pays tout entier s'inquiétait. On pensait que le futur grand du cyclisme mondial était perdu pour son sport. Mais il est revenu, plus fort encore, trois ans après son accident. En remportant d'abord le Giro 98 puis le Tour, quelques semaines plus tard.
A chaque fois, ses succès se sont dessinés en montagne. «L'Elefantino», comme on le surnommait à cause de ses oreilles décollées, était intouchable lorsque la route s'élevait.
En 98, la Grande Boucle débutait une semaine plus tard qu'à l'accoutumée, car la France accueillait la Coupe du monde de football. Une aubaine pour Pantani, le temps de récupération si court entre le Giro et le Tour ayant été allongé. Pour autant, il n'était pas le favori le long des routes françaises. Face à lui, il y avait l'enfant prodige du cyclisme allemand. L'élu, le messie: Jan Ullrich.
Le coureur de la Deutsche Telekom était attendu, il s'apprêtait à marquer l'histoire du Tour de France. Dès le premier contre-la-montre, il repoussait Pantani à quatre minutes. L'Allemand sera en jaune plusieurs jours, jusqu'aux Alpes.
Mais naît le 27 juillet 1998 la légende Marco Pantani. Ce jour-là, lors de l'étape reine conduisant les coureurs de Grenoble aux Deux Alpes, l'Italien prit 8'57 à Ullrich. Outre la victoire dans la station iséroise, il endossa la tunique jaune, qu'il conservera jusqu'à Paris.
Le nom de Marco Pantani ne pourra jamais être effacé des livres. Mais une ombre plane sur le plus beau chapitre de sa carrière, cet été magique, en 98.
Deux ans plus tard, nous apprenions que Pantani s'était dopé, tout comme son dauphin, Jan Ullrich, et le troisième, Bobby Julich. Avec le scandale Festina, impliquant notamment les Suisses Alex Zülle et Laurent Dufaux, l'édition 98 reste, aujourd'hui encore, surnommée le «Tour de la honte».
Marco Pantani n'a jamais apprécié susciter l'attention. «Je déteste le vélo, mais il me permet de vivre. Quand j'aurai 30 ans, je compte arrêter», disait-il un jour. Avant d'ajouter:
Marco Pantani gravissait les cols plus vite que tous les autres, oui. En haute montagne, une fois la limite des arbres dépassée, il se retrouvait toujours seul, dans un paysage lunaire, sans protection contre le vent ou les intempéries. Il faisait sa course en solitaire, sans se soucier des autres. Il franchissait la ligne d'arrivée en premier.
Mais Pantani s'est effondré lorsqu'il n'a plus été en mesure de répondre aux attentes grandissantes. D'abord les siennes, mais aussi celles des autres. Il a donc fait ce que beaucoup, certains disent «tout le monde», pratiquaient à cette époque. Le «pirate» a eu recours au dopage. En 1999, durant le Giro, son taux d'hématocrite (volume occupé par les globules rouges dans le sang) était trop élevé. Le porteur du maillot rose a donc été mis hors course et suspendu deux semaines. Une honte.
L'Italien a fait l'impasse sur le Tour de France 99 mais s'est présenté l'année suivante au Giro. Quelques semaines plus tard, il remportait deux étapes sur la Grande Boucle 2000. Une autre résurrection. Un nouveau chapitre, une nouvelle épopée héroïque, suivie d'une chute, encore une. En 2001, lors d'une descente de police, une seringue d'insuline est retrouvée dans la chambre du coureur. Résultat: une suspension supplémentaire de six mois.
Mais depuis longtemps, Pantani ne se bat plus uniquement pour les victoires. Sa réputation est également en jeu. Il souhaitait prouver à tout le monde son innocence, malgré des faits accablants. Mais surtout, un autre combat, plus difficile encore, avait commencé. Celui contre lui-même.
En 2003, Pantani était au départ du Tour d'Italie. Une chute l'a finalement privé d'un Top 5. En revanche, il n'était pas retenu par son équipe pour le Tour de France, et n'a pas digéré la nouvelle. L'Emilien-Romagnol est alors tombé dans la dépression. Il s'est retiré, s'est réfugié dans la solitude, la paranoïa. Il a anesthésié ses sens avec de l'alcool, de la cocaïne et des antidépresseurs. Il est entré dans une spirale infernale, s'est auto-détruit en l'espace de quelques mois.
Pantani menait une bataille perdue d'avance. Lors de l'une de ses dernières apparitions publiques, l'homme était brisé. Il déclarait:
Le coureur s'est isolé. Y compris de ses amis et de sa famille. Il n'avait pas de téléphone sur lui lorsque, le samedi 14 février 2004, il était retrouvé mort dans la chambre 5D de l'hôtel Le Rose à Rimini. L'annonce de son décès choquait tout un pays: l'Italie était en deuil.
Officiellement, Marco Pantani est mort d'un œdème pulmonaire et cérébral, provoqué par une overdose de cocaïne. Aujourd'hui encore, 20 ans plus tard, sa famille met en doute les circonstances du décès. Il existe des théories selon lesquelles la mafia aurait eu un rôle, pour des histoires de paris sportifs. Si bien que le parquet a ouvert une enquête pour homicide en 2014. Il en est ressorti que Pantani se serait disputé avec une personne, et que celle-ci l'aurait poussé à l'overdose. Mais les soupçons n'ont pas été confirmés. La procédure a finalement été abandonnée en 2017, contre la volonté de la famille.
Si «le pirate» est revenu sur le devant de la scène longtemps après sa mort, c'est grâce à Fabio Miradossa, son dealer. Voici ce qu'il déclarait en 2020 au journal italien La Repubblica.
C'est ainsi que perdure le mythe Marco Pantani. Il a toujours été, et reste encore aujourd'hui, bien plus qu'une star déchue. Il était un héros des temps modernes, avec ses hauts et ses bas, ses mensonges et ses tricheries.
Adaptation en français: Romuald Cachod