C'est une lente procession qui, chaque jour de beau temps, se forme religieusement depuis la Cantine des Ages à Montricher (752m): des coureurs à pied, le teint frais et les cuisses saillantes, quittent le parking en direction du Mont Tendre (1679m), où ils arrivent souvent après 1h ou 1h15, les jambes et le souffle coupés. C'est que le chemin est rude, brutal pour certains: il fait 6,3 km et accuse un dénivelé positif de 927m.
«C'est une montée mythique. La première fois que je l'ai faite, c'était avec mon grand-père», relate Andrew Groff, un acharné du coin, le genre à faire la montée comme d'autres vont à la messe: une fois par semaine. «Deux avant chaque grande course», précise celui dont le record personnel est à 48'25. Un chrono qui rendrait Didier Bataillard heureux, lui qui est un peu «le Kipchoge du Jura vaudois»: comme le marathonien kényan, qui ne parvient pas à descendre sous la barre mythique des 2h en compétition, Didier n'arrive pas à mettre moins d'une heure pour atteindre le Mont Tendre. «Mon record, c'est 1h et 3 secondes», explique cet enfant de Pampigny.
La légende raconte que c'est le Français Ludovic Pommeret qui détient le record de l'ascension: 36'50 en 2017. «Un temps de cochon», se marre Didier, qui préfère les vaches. «Mes parents en avaient et ils les emmenaient au sommet du Mont Tendre. Cet endroit, c'est la maison de mon enfance.»
Ses camarades de jeu ont beaucoup changé. «Depuis quatre ans, il y a de plus en plus de trailers. Des sportifs qui débarquent avec un petit sac à dos et qui grimpent en courant jusqu'au point culminant du Jura suisse (réd: le Mont Tendre dépasse le Chasseron de 72m).»
Si ce tracé est autant plébiscité, «c'est parce qu'il a tout ce qu'il faut, résume Andrew. De grosses pentes, avec une première moitié de parcours très exigeante, durant laquelle on est en prise tout le temps, sans le moindre répit.» Ça ne donne pas envie d'essayer, mais pour ce faire une meilleure idée de l'itinéraire, nous avons décidé de l'emprunter.
Evidemment, nous partons bien trop vite, si bien qu'après une quinzaine de minutes, on a les jambes en coton et l'impression (déjà) de manquer d'énergie. Une erreur de débutant que l'on tente de corriger avec une compote de pommes, avant de repartir pour trente autres minutes de souffrance, sur un chemin parfois vertical (15,2% de moyenne sur la totalité du parcours) et jonché de racines.
La forêt soudain s'ouvre et laisse apparaître une immense clairière, traversée par un petit sentier de terre. «Le milieu du pré correspond au milieu du tracé», renseigne Didier.
L'idée d'avoir fait la moitié du trajet, de surcroît la plus pénible, est réjouissante. On a même du plaisir à fouler cette grande prairie après avoir esquinté nos articulations sur les portions abruptes de la forêt en aval.
Les bâtons nous sont bien utiles. La plupart des gens que l'on croise n'en ont pas. «Si on le fait à mains nues, c'est pour le côté puriste», avoue Didier. Cyrille, lui, en est équipé. Et il apprécie.
Le Vaudois découvre le tracé pour la première fois et il adore. «C'est dur puis ensuite c'est doux. Tout se mélange: l'herbe, les sous-bois, les rochers.» «On a différentes sortes de revêtements en très peu de temps. Il y a tout ce qu'il faut pour appréhender un futur trail», ajoute Andrew.
Certains choisissent de randonner, d'autres de courir. On a opté pour une approche intermédiaire, qui consiste à marcher le plus rapidement possible. «Tu verras: après la clairière, comme on dit dans le jargon, ça devient plus roulant», nous encourage Didier, en riant de sa propre formule. Ici, il n'y a rien de roulant. Certaines portions sont tout juste moins douloureuses pour les cuisses que les autres.
De fait, la deuxième partie est agréable, avec une progression plus fluide et un paysage parfois spectaculaire. Entre deux secteurs, une route permet même d'accélérer le rythme et d'avancer sans avoir à regarder où l'on pose le pied.
Le sommet se rapproche sans que l'on puisse toutefois le déceler, ce qui permet de se concentrer exclusivement sur ce qui se présente à nous, comme cette barre rocheuse, dernière difficulté de la sortie.
La buvette du Mont Tendre apparaît peu après (on vous recommande leur crème brulée à l'absinthe). Par-delà la bâtisse en pierre, on aperçoit le point culminant du Jura suisse, que l'on atteint en une dizaine de minutes. On ne publie aucune photo afin de ne pas gâcher la surprise du panorama exceptionnel à ceux qui ne l'auraient encore jamais vu.
Il est possible ensuite d'allonger la sortie en redescendant par un autre itinéraire, mais c'est en empruntant le même chemin que le retour se fait habituellement. «On parle souvent de la montée, mais la descente est encore plus impressionnante, anticipe Andrew. On s'explose les jambes, on ramasse tout dans les genoux et les cuisses. On peut ainsi préparer la musculature spécifique qui nous permettra d'encaisser le dénivelé du trail.»
En retrouvant le point de départ, on est bien conscient d'avoir été confronté à un parcours très complet. Une impression confirmée dès le lendemain, puisqu'on a eu mal partout.
Cet article est adapté d'une première version, parue sur notre site en mai 2023.