Peu de secteurs économiques sont mesurés de manière aussi précise que l'agriculture. L'Office fédéral de la statistique sait combien de surfaces sont exploitées en Suisse par des agriculteurs bio ou combien d'argent l'agriculteur moyen gagne par an. Les statisticiens de la Confédération recensent également le nombre d'agriculteurs qui utilisent un smartphone pour leur travail quotidien (ils sont 28%).
Il est donc réellement étonnant qu'un vide considérable apparaisse sur un sujet qui fait débat depuis des années: les produits phytosanitaires.
Une nouvelle étude de la station de recherche Agroscope montre l'ampleur de cette lacune. Pour un tiers des pesticides vendus, il est difficile de savoir qui les utilise et à quelles fins. Cela signifie que chaque année, l'agrochimie vend 716 tonnes de produits nocifs dont il est difficile de suivre la trace. Est-ce le jardinier amateur dans son potager? Le jardinier paysagiste? Le gardien du terrain de golf? On ne le sait pas. On ne dispose ici que de peu de données sur l'utilisation des pesticides. Il en va de même pour la culture professionnelle de légumes, de baies et de plantes ornementales.
Mais les chercheurs d'Agroscope peuvent en revanche démontrer, dans une étude commandée par l'Office fédéral de l'agriculture (OFAG), qu'entre 2010 et 2020, 2146 tonnes de produits phytosanitaires ont été vendues chaque année.
Sur la base d'une extrapolation, ils ont ensuite estimé dans quels domaines les substances actives sont utilisées. Les scientifiques ont ainsi pu montrer, à l'aide de calendriers de terrain, d'études ou de sondages, où 1430 tonnes de pesticides — soit deux tiers des quantités vendues — étaient concrètement utilisées. Il en ressort que ce sont surtout les agriculteurs des grandes cultures, de la viticulture et de l'arboriculture qui ont le plus souvent eu recours aux produits contre les ravageurs et les mauvaises herbes.
Les chercheurs se sont toutefois heurtés à des limites lors de l'attribution des données restantes.
L'insecticide lamdba-cyhalothrine en est un exemple. Chaque année, l'industrie en vend 592 kilos en Suisse. Mais on ne connait la destination de ce produit que pour un cinquième de la quantité vendue. Il est prouvé qu'il sert principalement à protéger les légumes, le colza et les betteraves sucrières. Et les jardiniers amateurs misent aussi volontiers sur ce neurotoxique qui paralyse d'abord les insectes avant de les tuer. Une explication de la divergence des données pourrait être que les jardiniers ornementaux et les horticulteurs utilisent aussi largement ce produit, notamment contre la pyrale du buis.
Un autre exemple est celui du glyphosate, un produit très controversé. Ici, les données disponibles sur l'utilisation de ce produit n'ont pu expliquer que la moitié des 213 tonnes vendues chaque année. On peut le trouver dans les grandes cultures, la viticulture ainsi que dans «l'utilisation non professionnelle», c'est-à-dire par exemple sous forme de produit déjà mélangé pour les jardiniers privés. Mais les CFF y ont également recours pour dégager les voies ferrées.
Mais qui s'est procuré les 100 tonnes de glyphosate restantes pour s'attaquer aux mauvaises herbes? Cette lacune s'explique probablement par le fait que les horticulteurs misent également sur cette substance active. En outre, des données provenant de l'étranger montrent que des quantités considérables de produit sont épandues sur des terrains de golf ou des sites industriels. Et il est probable que le glyphosate soit plus populaire auprès des jardiniers privés que beaucoup ne l'admettent.
Outre le soufre, le cuivre, l'huile minérale et le métaldéhyde (granulés pour contrer les escargots), le glyphosate fait partie des substances actives vendues en quantités relativement importantes et pour lesquelles les données sont encore très lacunaires. Le cuivre ou le soufre sont aussi utilisés dans l'agriculture biologique, et sûrement plus souvent que ne l'indiquent les données d'utilisation connues.
Ce manque d'informations sur les pesticides est un problème parce que la Confédération s'est fixé un objectif ambitieux: elle veut endiguer les dégâts causés par leur utilisation. L'objectif intermédiaire du plan d'action est de réduire de 30% l'usage de produits phytosanitaires présentant un «potentiel de risque particulier» d'ici 2027.
Et selon la loi sur l'agriculture, les risques pour les habitats et les eaux doivent même être réduits de moitié. La lambda-cyhalothrine et le cuivre, deux substances actives pour lesquelles on manque de données sur l'utilisation concrète, font également partie des substances présentant un «potentiel de risque particulier».
Pour réduire l'utilisation de ces substances, il faut toutefois en savoir plus sur les endroits où elles sont utilisées.
Car tant qu'il n'existe pas de chiffres fiables, il est facile pour les agriculteurs et les utilisateurs privés de pesticides de se soustraire à leurs responsabilités.
Afin de dissiper ce brouillard, la Confédération met actuellement en place une plateforme en ligne appelée Digiflux:
Il s'agit encore d'un prototype. A partir de l'année prochaine, le commerce devra enregistrer ses ventes et, à partir de 2026, les agriculteurs, mais aussi les jardiniers, les entreprises de transport, les gardiens d'immeubles et tous les utilisateurs professionnels, devront déclarer l'utilisation qu'ils font des produits phytosanitaires.
Les jardiniers amateurs ne devront toujours pas fournir d'informations. La Confédération espère néanmoins obtenir des précisions dans ce domaine, car le commerce devra désormais aussi déclarer les ventes aux particuliers.
Traduit et adapté par Noëline Flippe