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Pourquoi la Suisse galère tellement avec le vote en ligne

Vote électronique
Le vote électronique a fonctionné durant de nombreuses années à Genève.keystone
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Pourquoi la Suisse galère tellement avec le vote en ligne

Le vote en ligne — ou électronique — est un vieux serpent de mer des institutions démocratiques suisses. Cela fait 20 ans qu'on essaie de l'appliquer à Berne, en vain. Mais pourquoi donc? On fait le tour de la question avec un expert.
15.10.2023, 16:1415.10.2023, 16:32
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Tous les quatre ans, c'est les élections fédérales. Ce dimanche 22 octobre, les jeunes qui ont atteint leur majorité depuis les dernières élections pourront voter pour la première fois pour élire l'Assemblée fédérale.

Une génération qui a grandi avec le numérique, qu'il s'agisse de Tiktok, Instagram, Twint ou l'appli CFF. Pourtant, c'est bien avec un stylo et sur du papier old school que nos jeunes viendront cocher les cases des partis ou candidats qu'ils veulent faire élire. Et cette question que j'ai entendu de la part d'une jeune votante:

«On peut pas voter en ligne, en fait?»
Une Gen Z

La question est parfaitement légitime. Et la réponse est simple: non, on ne peut pas. Mais pourquoi? On vous l'explique avec l'aide de Pascal Sciarini, professeur de sciences politique à l'Université de Genève et membre du groupe d'experts sur le Vote électronique.

Pascal Sciarini
Ce professeur en sciences politiques à l'Université de Genève est l'auteur de nombreux ouvrages sur le monde politique suisse. Il est aussi l'un des quatre membres du groupe d'experts pour le Vote électronique, qui a rendu un rapport complet sur la question, en avril 2018.
L'auteur de l'etude le professeur Pascal Sciarini du Departement de science politique et relations internationales de l'Universite de Geneve presente son etude sur les demissions dans l ...
Pascal Sciarini.Image: KEYSTONE

L'histoire en bref

La question du vote électronique est évoquée dès la fin des années 1990, alors que le web est en pleine expansion. Ce sont alors les Suisses de l'étranger qui le réclament. Ce droit fondamental démocratique leur était réservé à condition de se rendre dans une ambassade ou un consulat helvétique et la situation était difficile pour ceux qui vivaient loin (voire très loin) d'une capitale ou grande ville. En 1992, le vote par correspondance est introduit pour eux. Une amélioration très importante, mais qui ne va pas sans quelques couacs:

«L’envoi postal des documents de vote peut accuser d’importants retards. Les électeurs se voient alors dans l’impossibilité de renvoyer leur matériel de vote à temps. Parfois, ils ne reçoivent même pas leurs documents»

Le sujet arrive sur la table du Conseil fédéral qui mandate, en 2002 déjà, la tenue d'essais pilotes. Ceux-ci seront menés à Genève, à Neuchâtel et à Zurich. Les premiers d'une longue série. A l'époque, on se veut optimiste et on imagine que, d'ici à la fin de la décennie, le vote électronique sera une réalité.

Du materiel de vote electronique et les bulletins pour l'election au Conseil national et au Conseil des Etats du canton de Geneve, photographie avant les elections federales 2015 ce vendredi 9 oc ...
Une carte de vote électronique, pour les élections fédérales de 2015, à Genève.Image: KEYSTONE

Mais aucun des systèmes de vote en ligne ne satisfait toutes les exigences de la Confédération. Et ce malgré des succès dans plusieurs cantons, comme à Genève, où «l'ensemble de la population a déjà pu voter par Internet». Mais les développements coûtent tellement cher que le canton décide d'abandonner.

«La Confédération exige le passage à la vérifiabilité complète pour augmenter la sécurité et garder une longueur d'avance sur les hackers»
Pascal Sciarini
Vérifiabilité complète
Il s'agit de méthodes strictes permettant de détecter les manipulations des suffrages électroniques. Elles doivent être applicables à la vérifiabilité individuelle (du côté du votant) et à la vérifiabilité universelle (du côté des vérificateurs et du système). «Toute manipulation de nature à fausser les résultats doit pouvoir être détectée sans qu’il soit porté atteinte au secret du vote», indique la Confédération.

Le hacking de 2019: la douche froide

Plusieurs systèmes de vote sont en concurrence. Celui proposé par La Poste émerge comme le favori. Mais, début 2019, des hackeurs white hat (qui testent les failles) découvrent qu'il est possible de pirater massivement le système. C'est la douche froide:

«Le groupe d'experts dont je faisais partie proposait de généraliser le vote par internet. Mais les failles du système de la Poste ont obligé le Conseil fédéral à stopper complètement l'exercice et à exiger des garanties de sécurité plus élevées. Le projet est reparti à la case départ, presque 20 ans après avoir été lancé»
Pascal Sciarini

L'ex-régie fédérale fait son mea culpa et retravaille son système de fond en comble. Fin 2021, elle revient avec un procédé sûr et propose un pari: le hacker qui arrivera à exploiter une faille du système recevra 30 000 francs. C'est un succès: aucun white hat ne réussit.

Trois cantons l'utiliseront le 22 octobre

En 2023, La Poste annonce le retour de son système de vote électronique. Il sera utilisé le 22 octobre prochain pour les Suisses de l'étranger dont l'origine se situe dans ces trois cantons et qui pourront voter, pour le Conseil national uniquement:

  • Bâle-Ville – qui a aussi accordé le vote électronique pour ses électeurs en situation de handicap résidant en Suisse
  • Saint-Gall
  • Thurgovie

«Le vote électronique n'a pas vraiment produit un saut qualitatif majeur si on le compare au système de vote par correspondance, facile à utiliser et qui a fini de s'étendre à toute la Suisse dans les années 1990», indique Pascal Sciarini. «Il remplit d'ailleurs en bonne partie le rôle du vote à distance», précise le professeur, qui ajoute au sujet du vote électronique, un peu dépité:

«En 20 ans, pas grand-chose n'a changé»
Pascal Sciarini

Les arguments en faveur du vote électronique

Pour autant, l'application générale du vote par internet pourrait profiter à certaines parties spécifiques de la population. «Si nos recherches montrent que le vote électronique n'a pas d'influence globale sur le résultat des votations, il favoriserait le vote pour des segments précis de la population dont le taux de participation est particulièrement bas, ce qui est une très bonne chose», explique le professeur genevois. En premier lieu: les Suisses de l'étranger. En 2023, ils comptabilisent près de 800 000 personnes, soit 10% de la population. Un pourcentage très loin d'être négligeable.

Mais c'est aussi la situation de certaines personnes en situation de handicap, pour qui aller poster son vote à distance dans une boîte à lettres peut s'avérer être une véritable épreuve.

«Le vote électronique est une alternative importante pour les Suisses de l'étranger ou les personnes à mobilité réduite. Ils est important pour eux de pouvoir participer à ce geste démocratique»
Pascal Sciarini

Les personnes aveugles et malvoyantes le réclament aussi. Elles ne peuvent pas voter sans l'aide d'un tiers, qui doit leur lire le contenu de la lettre et parfois cocher les cases à leur place. «Cela viole le secret du vote, pourtant garanti par la loi», expliquait récemment la Fédération suisse des aveugles et malvoyants au Temps. Et puis, il y toutes ces personnes qui peuvent voter «normalement» mais profiteraient tout de même bien du vote électronique:

«Pensons aux personnes qui voyagent beaucoup, aux étudiants qui reçoivent leur courrier de vote chez les parents, parfois dans un autre canton. Voter depuis sa maison, au bureau, c'est un sacré atout. Le confort du vote et l'assurance de celui-ci pris en compte correctement est tout ce que les gens veulent»
Pascal Sciarini

Pascal Sciarini balaie pourtant l'hypothèse des jeunes qui voteraient plus s'ils pouvaient le faire en ligne ligne: «Pour pousser les jeunes à voter, il y a un travail de communication à faire en amont, mais le mode du vote n'est pas si important.»

«Le vote électronique ne va pas révolutionner la participation des jeunes. Les facteurs lourds qui poussent à aller voter ne disparaissent pas»
Pascal Sciarni

La réduction des coûts serait aussi plus intéressante avec le vote électronique. «Si le système fonctionne correctement, le résultat du dépouillement a lieu en cinq minutes, qu'on fasse voter 100 personnes ou un million. Jusque-là, on va continuer à compter à la main. Un représentant du canton de Zurich (réd: 1,6 million de personnes) m'a un jour dit que cela leur ferait économiser plusieurs millions de francs à chaque votation», relate le politologue.

Des personnes effectuent le depouillement de bulletin de vote et les inscrivent dans le systeme electronique votelec lors des resultats des elections federales ce dimanche 20 octobre 2019 a Daillens,  ...
Compter les votes, ça prend du temps. Beaucoup de temps. Ici à Daillens, dans le canton de Vaud, en 2019.Image: KEYSTONE

Pourquoi c'est si difficile à mettre en place?

«La sécurité, tout simplement», explique Pascal Sciarini, tout de go. Mais qu'est-ce qui distingue une manipulation du vote électronique (un hacking, donc) de celles du vote papier? Le politologue précise:

«Soyons clairs, les manipulations du vote papier existent, mais à petite échelle. En cas de manipulation du vote électronique, c'est l'ensemble du résultat qui peut être perverti»
Pascal Sciarini

«Pour cette raison, les conditions techniques et sécuritaires doivent être très strictes», indique Pascal Sciarini. Et force est de constater que nous n'y sommes pas encore. «Il faut avoir la garantie d'avoir un coup d'avance sur les hackers» analyse le professeur de l'Unige. Car on arrive bel et bien ici au cœur de la question: on ne badine pas avec les votations.

«Le bon fonctionnement de la démocratie repose en la confiance dans le traitement de son vote. Les citoyens doivent avoir cette garantie à 100%»
Pascal Sciarini

Et les autres pays, là-dedans?

C'est bien connu: pour savoir si on fait quelque chose de faux ou de juste, rien de tel que de jeter un coup d'œil aux voisins, même éloignés. Et sur la question du vote électronique, un constant s'impose: bien des pays ont tenté le coup et se sont cassé les dents — sur les questions de sécurité ou d'informatique notamment.

Le Canada et les Pays-Bas l'ont fait dans les années 2000, avant de revenir en arrière. En France, des tentatives pour faire voter les citoyens français de l'étranger à l'élection présidentielle de 2022 ont été un fiasco car le système ne faisait que de «planter», explique Le Monde. Seuls 17,5% des votants avaient pu voter au premier tour, un pourcentage à comparer à la participation de 65% en France métropolitaine.

Seule exception notable: l'Estonie. Dans ce pays balte, le vote électronique y est possible pour les élections législatives depuis 2007, indique Franceinfo, qui explique que lors des dernières votations, 51% des électeurs ont utilisé cet outil.

«Pour assurer la sécurité du vote, le système est testé avant chaque scrutin. Le code source est public et accessible à tous. Des hackers sont invités à déceler d’éventuelles failles de sécurité. Chaque électeur est identifié grâce à une carte d’identité électronique à deux codes secrets»

Mais ce petit pays balte de 1,3 million d'habitants (la Romandie compte 2,2 millions d'âmes, pour rappel) est un peu l'exception mondiale. Pascal Sciarini est, toutefois, optimiste sur la suite des développements et est certain que le vote électronique sera une réalité, le moment venu:

«La Suisse était pionnière dès 2002 – il faut dire qu'on vote beaucoup, ici – et est toujours à la pointe»
Pascal Sciarini

«Genève, où des dizaines de votes en ligne ont eu lieu, a acquis une grande expérience dans le domaine», explique le professeur. «Je pense que la Suisse va aller dans cette direction. C'est ce que nous, experts, souhaitions dans le rapport transmis en 2018 au Conseil fédéral.» Et de conclure:

«Ce qui compte, c'est cette exigence absolue de la sécurité du vote»
Pascal Sciarini
Copin Comme Cochon: les votations
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