On a visité l'hôtel le plus mystérieux de Suisse: «Une atmosphère hantée»
C'est une vision toujours prenante, la première fois. Pas étonnant que Clint Eastwood l'ait utilisé comme décor pour son film, La Sanction Eiger, en 1975. Sous le regard austère de l'Eiger, qui culmine à 3967 mètres, un hôtel solitaire à la façade sombre rehaussée de volets verts s'accroche comme une moule sur son rocher. Solide et pourtant fragile. Indifférent au temps qui passe.
L'Hôtel Bellevue des Alpes. Un établissement iconique des Alpes bernoises, accessible uniquement par train ou motoneige depuis la station de Grindelwald, d'un côté, et celle de Wengen, de l'autre. Autant dire un lieu coupé du monde, sitôt la nuit tombée.
Un destin mouvementé
Drôle d'endroit pour planter un hôtel. Plus encore au début du XIXe siècle, date de sa construction. A l'époque, les voyageurs qui profitent de l'été pour traverser la Petite Scheidegg se voient proposer des rafraîchissements dans des refuges alpins. En 1935, un habitant de la région, Peter Brawand, obtient une licence pour ouvrir la sienne. Cinq ans plus tard, l'auberge «Zur Gemse» est rachetée pour être transformée en ce qui deviendra l'hôtel Bellevue, qui s'agrandit au fil des ans.
Il faudra toutefois patienter encore quelques décennies et la construction de la ligne de chemin de fer de Wengernalp, en 1893, entre les stations de Grindelwald, Wengen et le village de Lauterbrunnen, pour que l'accessibilité de l'hôtel soit considérablement améliorée.
Peu après, une coopérative locale vient marcher sur les plates-bandes du Bellevue pour y planter un second établissement voisin, l'Hôtel des Alpes, en 1912.
Les deux bâtiments fusionnent toutefois officiellement sous le nom de «Bellevue des Alpes» en 1929. Le chantier, lancé par l’entrepreneur zurichois Adolf Guyer-Zeller, est colossal: il durera seize ans et coûtera environ seize millions de francs – soit le double du budget initialement prévu, rappelle la Berner Zeitung.
Mais c'est le coup d'envoi d'une première saison d'hiver endiablée pour ce haut lieu du tourisme international, particulièrement prisé des Anglais. Chaque année, un correspondant du magazine Tatler séjourne ainsi trois semaines pour rendre compte de la vie mondaine à la Scheidegg, où l'on skie le jour et danse le charleston la nuit.
De grands noms traversent les couloirs longs et larges, tapissés de moquette et baignés d'une lumière jaunâtre du Bellevue des Alpes: Tchaïkovski, Marx, Engel ou encore Goethe.
Cent ans plus tard, l'hôtel mythique appartient toujours à la même famille. Un couple «austère de prime abord» mais chaleureux, les von Almen, veillent depuis 1998 à préserver la bâtisse historique, qui n'a pas bougé d'un iota depuis la dernière rénovation d'ampleur dans les années 50. Le salon, le bar, les salles à manger et le vestibule conservent une grande partie du mobilier des Années folles.
Le lieu, sans ascenseur ni télévision dans les chambres, pourvu d'un wifi limité, reste figé dans le temps. De même que les cocktails servis au bar – Kir Royal, Gin Fizz, Martini, Whisky Sour – et le dîner servi par des serveurs en vestes blanches appartiennent, eux aussi, à une autre époque.
Un lieu figé dans le temps
A contre-pied et en contrebas de la fidèle et traditionnelle formule du Bellevue, les petits wagons colorés de la Wengernalpbahn serpentent la montagne, remplis de milliers de touristes internationaux. Le jour, un brouhaha permanent règne sur la Petite Scheidegg, où des macaronis du chalet côtoient burgers, falafels et currys - un joyeux melting-pot qui provoque la grogne du propriétaire du Bellevue dans les colonnes de la NZZ ou du Blick.
Mais sitôt la journée de ski terminée et le dernier des petits trains émeraude et moutarde parti en direction de Wengen ou de Lauterbrunnen, un calme pesant s'installe au sein de l'Hôtel Bellevue des Alpes. Seuls le ronronnement des dameuses, les conversations des clients, le crépitement du feu qui brûle en permanence dans la cheminée du hall, le tic-tac inexorable d'une horloge en acajou et le grincement occasionnel de l'escalier – un grincement sonore qui s'amplifie depuis le XIXe siècle - troublent le silence.
Un lieu de drames et de légendes
Pas étonnant que l'atmosphère du Bellevue des Alpes soit si mystérieuse. D'autant que s'ajoute à son isolement le fait que cet endroit chaleureux et confortable est empreint d'une aura dramatique. Situé au pied la face nord de l’Eiger («l'Ogre»), l'une des ascensions les plus terrifiantes au monde, la montagne a avalé nombre d'alpinistes et d'aventuriers dans leurs tentatives de dompter ses parois rocheuses redoutables.
«L'Ogre» est devenu célèbre dans les années 1930, lorsque la presse et les spectateurs se rassemblaient sur les balcons et terrasses du Bellevue pour tenter d'apercevoir des grappes d'alpinistes gravissant la montagne en bottes de randonnée, bonnets de laine et sacs à dos en toile. Nombre d'entre eux furent emportés par les avalanches ou moururent de froid, si bien que l'Eiger est toujours surnommé le «mur du meurtre» («Mordwand»). Certains ont passé leurs derniers jours à l’hôtel.
Depuis, certains clients affirment encore entendre leurs âmes errer sur les escaliers qui craquent, affirme la NZZ. Parmi eux, le skieur norvégien Lasse Kjus, vainqueur de la descente du Lauberhorn en 1999, qui évoque même dans une note émue «une atmosphère hantée».
En 1929 déjà, une cordée de deux hommes avait trouvé la mort lors d’une tentative de traversée sous les yeux horrifiés de curieux sur la terrasse. Quelques années plus tard, en 1936, tous les membres de la cordée de quatre hommes menée par l’Allemand et grimpeur charismatique Toni Kurz, périssent à quelques mètres des sauveteurs.
Ce n’est qu’en 1938 qu’une équipe germano-autrichienne parviendra enfin l'exploit d'achever la première ascension. Depuis, on recense au moins 64 décès sur l’ascension de la face nord de l’Eiger.
Pas étonnant, donc, qu'une atmosphère étrange règne entre les murs du Bellevue. En particulier lorsque la météo se lève, comme le confessait le propriétaire Andreas von Almen lui-même au Guardian, en 2008:
Largement de quoi quoi donner aux amateurs de sensations fortes - et froides - de tenter l'expérience d'une nuit entre les murs du Bellevue des Alpes. Compter 385 francs la nuit pour une chambre simple avec douche - et jusqu'à 695 pour une double avec baignoire.


