Tous ceux qui mettent les pieds pour la première fois dans une ville connaissent ce casse-tête. Déterminer l'emplacement parfait de l'hôtel, Airbnb ou appartement de location pour poser ses valises. De préférence, un quartier pas trop excentré/pas trop cher/pas trop moche/pas trop dangereux/pas trop loin des principaux lieux et centres d'intérêt.
Alors, autant vous dire tout de suite que «pas trop près du lieu le plus hanté de la ville» ne figurait pas sur notre liste de critères, au moment d'élire résidence à Miami.
On ne nous y reprendra plus. Car quelques pas le long de la North East Second Avenue suffisent pour piger qu'un truc ne tourne pas rond. Bien que située à quelques mètres seulement du très chic et très clinquant quartier de Brickell, où les restaurants étoilés et les bars côtoient les boutiques de luxe et les Lamborghini jaune fluo, quelque chose dans ce quartier fait froid dans le dos.
Est-ce parce que SDF et junkies aux yeux cernés sont autorisés à déambuler sans être trop embêtés par les flics? Ou parce que de nombreux commerces ayant déposé le bilan entament une lente décrépitude derrière des barrières de fer bouffée par la rouille? Peut-être, encore, parce que le 7-Eleven et le McDo les plus proches sont parmi les plus crades et les plus glauques de ce pays? Aucune idée.
C'est pourtant là, à une vingtaine de mètres de notre habitation, que se tient l'Alfred I. DuPont Building. Bien visible depuis notre balcon. L'un des monuments historiques les plus prestigieux de la ville, perdu au milieu des autres gratte-ciels plus hauts et plus neufs. Si sa façade de calcaire désormais grisâtre et défraîchie semble avoir perdu de sa superbe, l'histoire du plus vieux building de Miami n'en est pas moins fascinante.
C'est en 1939 que cet imposant bâtiment de béton de style Art Deco surgit au milieu du centre-ville. On doit son nom et sa conception à Alfred Irénée du Pont, un industriel, financier, philanthrope américain, issu d'une dynastie aussi légendaire qu'influente. Au début des années 30, alors que la Floride est en plein développement et que les alligators récalcitrants sont repoussés à coups de bâton, les magnats et gros bonnets des Etats-Unis rivalisent pour obtenir leur part de Miami. Alfred Irénée du Pont en fait partie.
Sourd, aveugle d'un oeil, maintes fois divorcé et brouillé avec plusieurs membres de sa famille, Alfred n'en est pas moins doté d'une nature avisée et d'un sens inné des affaires. Il profite de la Grande Dépression et de l'ouragan de 1926 qui ravage la Floride pour faire fructifier son business et fonder la Florida National Bank. Il ne verra hélas jamais le bâtiment qui porte son nom: Alfred Irénée décède en 1935, alors que la construction du building est entamée en 1937.
Deux ans plus tard, le jour de Noël 1939, la banque de 2000 mètres carrés, pourvue de deux salles de bal, est inaugurée. La Florida National Bank y prend ses quartiers.
Comme tout bâtiment historique qui se respecte, l'Alfred Building connaîtra son lot de péripéties et de drames. Le plus célèbre étant celui de Grant Stockdale, ancien ambassadeur des Etats-Unis et homme d'affaires - et accessoirement, très grand ami de John F. Kennedy.
Actif dans l'immobilier et directeur d'une entreprise de stores vénitiens, avant de servir dans la marine pendant la Seconde Guerre mondiale, c'est surtout lorsqu'il commence à s'investir en politique que les ennuis commencent pour Grant Stockdale, un influent démocrate. En présentant la première législation anti-Ku Klux-Klan dans les Etats du Sud à la fin des années 40, le représentant au Congrès se fait de nombreux ennemis dans le Miami de l'époque, gangréné par le crime et la corruption, encore aux mains de la mafia locale.
Nommé ambassadeur des Etats-Unis en Irlande par son ami JFK en mai 1961, avec qui il entretient des liens étroits pendant des décennies, il occupe encore le poste lorsque le président américain est assassiné en 1963, à Dallas. «Le jour le plus triste de sa vie», confiera Grant Stockdale au Miami Herald, avant de se laisser sombrer dans une profonde dépression.
C'est là que l'Alfred DuPont Building entre en scène. Dix jours seulement après les funérailles de John F. Kennedy à Arlington, le 2 décembre, l'homme d'affaires décède en chutant de son bureau du 13ᵉ étage. Officiellement, un suicide. Aucune note en ce sens n'a cependant jamais été retrouvée.
Depuis, la légende (et le site internet du bâtiment) racontent qu'au 13ᵉ étage, les gens peuvent croiser le spectre de Grant Stockdale. Une présence dont chaque nouvel employé de l'immeuble serait averti dès son premier jour.
Car, depuis, d'autres témoignages sont venus s'ajouter à celui de l'apparition posthume de Grant Stockdale. Le site internet de l'Alfred DuPont Building tient même sa propre liste des apparitions inexpliquées. Une femme de ménage affirme, par exemple, avoir croisé une dame blanche au cinquième étage à plusieurs reprises. Une observation étayée par «plusieurs autres personnes».
Un homme d'entretien rapporte quant à lui avoir aperçu un homme et une femme «étranges», qui ont brutalement disparu au second coup d'oeil. Un autre technicien en train de travailler sur une unité de climatisation au deuxième étage a signalé avoir vu un visage «gravement brûlé».
Vous en voulez encore? Alors que certains étages du bâtiment ne sont plus utilisés, on a signalé des cas de robinets mystérieusement ouverts dans les salles de bains désaffectées.
En 2024, l'Alfred DuPont Building n'est plus le siège de la Florida National Bank. Le vénérable bâtiment sert désormais de lieu de fêtes et d'évènements, des plus intimes aux plus grandioses. Mariages, conférences, galas, collectes de fonds ou encore présentation de produits pour des entreprises. Il faut dire que l'ancienne banque a conservé son cadre fastueux et tous ses attributs - y compris un gigantesque coffre-fort en fer, où il est possible d’organiser des soirées privées.
A quelques jours d'Halloween, par un samedi après-midi pluvieux et grisâtre, nous nous décidons à franchir à notre tour les portes dorées pour tenter de croiser un fantôme par nous-mêmes. Sans vraiment savoir si un gardien ne nous jettera pas aussitôt dehors sur le trottoir humide.
Le rez-de-chaussée s'avère désespérément vide. Le calme absolu. Presque choquant. Marbre, granit, calcaire et dorures se mêlent dans un style art déco inspiré des années 20. Il n’en faut pas plus pour nous imaginer en Daisy Buchanan, l'héroïne de Gatsby le Magnifique - enfin, si nos Birkenstock en plastoc ne couinaient pas disgracieusement sur le sol.
A la réception, un jeune vigile solitaire campe derrière le bureau. Joel, de son prénom, s'amuse de voir une journaliste suisse déambuler dans les corridors. Son sourire s'élargit encore quand on lui confesse être à la quête d'un fantôme. «Moi, j’y crois totalement. Je suis plutôt religieux, vous savez, donc je sais qu’il y a des forces positives… et qu'il y a les autres», confesse le gardien qui ne bosse là que depuis six mois, mais compte déjà quelques nuits de veille dans le «lieu le plus hanté» de la ville.
Nos voix résonnent contre le marbre du hall. «C’est un vieux bâtiment, donc il nous arrive fréquemment d’entendre le vent qui s’infiltre par une fenêtre ou que de l’eau s’écoule par un interstice. C'est normal», explique le veilleur, qui a toutefois pu remarquer quelques trucs «un peu plus étranges».
«D'autres locataires ont déplacé leurs bureaux d'un étage à l'autre, car certains employés ne se sentaient pas bien. A cause d'une drôle d'atmosphère, des vibrations, je ne sais pas», poursuit le surveillant.
«On ressent certaines choses. Difficile de dire si c’est parce qu’on a entendu toutes ces histoires ou si c’est parce qu’il y a des esprits», nuance notre interlocuteur, qui ne semble pas particulièrement effrayé. Au contraire.
«Ou alors, que ce soit capté par les vidéos de surveillance. Ce serait dingue!» s'extasie-t-il.
Après un coup d'œil à gauche et à droite, Joel nous autorise à grimper à la mezzanine, au premier étage, où se trouvent les deux salles de bal et le célèbre coffre-fort de la banque. Seule condition? «Juste cinq minutes, ou mon manager va me taper sur les doigts.» On lui jure de faire vite. Il nous désigne du menton les escalators dorés. Le sommet est plongé dans la pénombre.
On trottine dans cet immense espace avec la boule au ventre et une étrange impression. Pas un chat, pas un rat, pas un bruit. Juste un silence épais comme du plomb. Sous le plafond en cyprès peint à la main, rien n'a bougé depuis près d'un siècle.
Ni les guichets dorés ni le fameux coffre, dont on s'approche avec curiosité - pas trop non plus. Loin de nous l'envie de voir émerger une silhouette blanche dans l'obscurité. Comme promis, on ne s'attardera pas plus que nécessaire dans cette mezzanine figée dans le temps.
Notre tour terminé, Joel nous invite, pour conclure notre visite, à jeter un œil au 13e étage. Celui duquel Grant Stockdale a plongé, un soir de décembre 1963.
Pas de fantôme ni d'esprit frappeur, ce jour-là, pour nous accueillir à l'étage qui porte malheur, désormais occupé par les bureaux d'un cabinet juridique. Juste une drôle d'impression et un léger malaise, sans doute dû à notre cerveau qui répète en boucle les incidents rapportés par les employés.
Pas de bol. Pour apercevoir Grant Stockdale ou un compagnon de l'au-delà, il faudra retenter notre chance une prochaine fois. Le soir d'Halloween, qui sait? Comme l'indique le bâtiment sur son site internet: «Bien que nous ne puissions pas vous promettre que vous verrez l'une de ces apparitions lors de votre fête d'Halloween ici, nous pouvons vous garantir que vous disposerez d'un cadre idéal pour vos festivités.» L'art très américain de tirer profit de chaque situation.
Sa légende prouve, en tout cas, que les affaires paranormales ne se limitent pas aux bicoques froides et abandonnées paumées en pleine forêt. Les fantômes sont tout aussi susceptibles d'apprécier la chaleur et la moiteur étouffante de la Floride.