Actuellement, les juges fédéraux sont élus par le parlement. Le saviez-vous? Les auteurs de l'initiative populaire «Désignation des juges fédéraux par tirage au sort», eux, en tout cas, le savent. Et ils ne se satisfont pas de cette situation. Avec ce texte sur lequel les Suisses voteront le 28 novembre prochain, le comité citoyen mené par le multimillionnaire thurgovien Adrian Gasser souhaite remplacer cette modalité d'élection par un tirage au sort.
Quel est l'argumentaire des initiants? Le système actuel désavantage les personnes sans partis. On pourra leur répondre qu'un candidat peut toujours s'encarter dans la perspective d'obtenir le poste. Les initiants reviendront à la charge en déclarant qu'il vaut mieux choisir quelqu'un en fonction de ses compétences plutôt que de son parti. Cette rhétorique ne résiste pas à la réalité des faits: la Commission judiciaire se charge déjà de présenter au parlement des papables ayant tout le profil pour être juges.
C'est avec un autre argument que les partisans de l'initiative touchent à un point intéressant: selon eux, le système actuel ne garantit pas l'indépendance des juges. Celle-ci serait davantage obtenue avec un système basé non pas sur les intérêts des partis d'avoir des représentants, mais sur un tirage au sort entre candidats compétents.
Ce à quoi les défenseurs du système actuel, Conseil fédéral et parlement en tête, répondent que tout juge est politisé, qu'il soit membre d'un parti ou non, et qu'il vaut donc mieux assurer une représentation partisane proportionnelle aux rapports de force au parlement. Plutôt de la démocratie que du hasard, si l'on résume.
Mais démocratie et hasard s'opposent-ils vraiment? Là se trouve peut-être le cœur du problème le plus fondamental de ce débat. Car pour les avocats du tirage au sort, la réponse à cette question est un grand non: le hasard est non seulement compatible avec la démocratie, mais il la renforce, étant l'une de ses manifestations les plus pures. Dans le camp adverse, la démocratie ne peut se concevoir sans vote. Le hasard ne vote pas: la chance y supplante le choix et la raison.
A remonter un peu dans le temps, on se rend compte que le tirage au sort n'a rien d'anti-suisse. Certains cantons l'ont pratiqué jusqu'au 20e siècle. On peut aussi revenir à l'époque actuelle et porter notre regard vers des Etats qui pratiquent une forme de tirage au sort, par exemple pour des élections de jurys populaires, tels que l'Angleterre, ou d'assemblées citoyennes, tels que l'Irlande.
En des temps plus éloignés, le tirage au sort a joué à plusieurs reprises un rôle fondamental dans des systèmes animés par un certain souffle démocratique. L'historien de la politique suisse Olivier Meuwly, intéressé par ce sujet, mais critique, rappelle dans un article pour la Fondation Pierre du Bois paru il y a deux ans que cette modalité d'élection fut «célébrée dans la Grèce antique comme le rouage démocratique par excellence» et «vivace dans les républiques italiennes médiévales soucieuses de briser les intrigues tissées par les familles les plus puissantes».
On le dit souvent: les discussions précédant les votations suisses sont souvent plus importantes que les votations elles-mêmes. Nous mettons à plat les choses, en quelque sorte. Nous faisons ressortir les questions enfouies, refoulées, frustrées, nous faisons rôtir les restes de plats mal digérés, pas terminés. Pour ensuite faire une pause jusqu'au prochain repas.
Or, chose suffisamment étonnante pour être notée, le Conseil fédéral, qui rejette l'initiative pour le tirage au sort des juges, n'a même pas jugé utile de proposer un contre-projet. Cela veut dire que, pour le gouvernement, la situation actuelle n'est pas améliorable, du moins pas juridiquement. La votation est présentée comme si le débat ne se posait pas, malgré les rapports critiques du Groupe d’Etats contre la corruption (Greco) sur l'indépendance des juges en Suisse. Et en dépit du fait que nos principes en la matière ne sont partagés par aucun autre pays au monde – mais ce doit être parce que nous sommes les meilleurs...
«Il serait [...] regrettable que la façon d’élire les juges fédéraux ne soit pas interrogée durant la campagne», estime ainsi le politologue René Knüsel dans une chronique parue ce mardi dans le journal 24 heures. Un contre-projet du Conseil fédéral ou simplement un début de discussion sur les alternatives pour améliorer le système aurait fait en sorte, selon l'ancien professeur à l'Unil, que «progresse [...] l’idée de mieux assurer l’indépendance de la justice.» Mais il est encore temps de mener cette réflexion.