Le fait n'est pas nouveau: le militantisme de gauche, et particulièrement d'extrême gauche, se marie plutôt bien avec le monde universitaire. Jadis les marxistes, puis les maoïstes, faisaient la loi parmi les auditoires de lettres et de sciences molles – dont certaines en pleine phase d'érection.
Fidèle à Sartre, l'opinion académique voulait qu'un non-communiste fût un chien. Aujourd'hui, les gardiens du chic intellectuel au sein de la recherche et de l'enseignement en sciences humaines sont des adeptes de théories sur la race, le genre ou l'orientation sexuelle. Leur point commun? Avoir pour seule lecture du monde le principe sacro-saint, bien que communiste, de «domination».
La caractéristique centrale de ces théories, sur le plan de la méthode, est d'abandonner l'observation du réel pour lui préférer l'appel à sa transformation. C'est ce que la sociologue au CNRS Nathalie Heinich pointe avec brio dans son bref essai Ce que le militantisme fait à la recherche, paru en mai.
Pour la sociologue, ce troc du descriptif («le monde est comme ça») contre le normatif («le monde doit être comme ça) va à l'inverse de l'esprit et de la méthode scientifiques. De plus, cette confusion des choses traduit selon elle un mépris pour l'engagement politique «classique» – en somme, militer dans un parti ou voter ne serait pas assez classe pour ces intellos.
Si son analyse s'applique surtout à la France, que l'universitaire connaît bien, appuyant son texte sur une série d'exemples, cela vaut aussi pour d'autres pays d'Europe et pour les Etats-Unis. C'est d'ailleurs de ces contrées que vient l'une des sources de ce fleuve idéologique, la cancel culture.
Un petit tour dans les départements de sociologie, de philosophie ou même de littérature à Genève ou Lausanne montrera à qui ne le sait pas encore que la Suisse est concernée, bien que le phénomène soit peut-être moins prégnant qu'en France.
Très récemment, le Centre en études genre de l’Université de Lausanne organisait la journée d'étude «Race et blanchité: penser la norme» ayant pour but de «questionner les enjeux sociopolitiques contemporains de la "blanchité", comprise comme une norme hégémonique reposant sur le racisme structurel et organisant les rapports sociaux de race dans le monde moderne». Dans le 24 heures, la sociologue Eléonore Lépinard, l'une des organisatrices de la journée, a assumé la dimension politique de la démarche.
Si l'ouvrage de Nathalie Heinich a suscité beaucoup de réactions, c'est qu'il apporte beaucoup d'éléments de réflexion actuelle. C'est déjà le cas avec ce simple rappel: «l'autonomie de la science par rapport aux arènes religieuses, morales ou politiques a été lentement conquise au cours des siècles». Ce serait dommage de rétrograder. L'auteure a le mérite d'appeler un chat un chat, alors qu'elle-même est active dans un milieu qu'elle critique – les sciences sociales:
On retiendra aussi cette fine observation d'un vieux réflexe: plus les chercheurs sont militants, plus ils cherchent à paraître scientifiques. Bien vu! On ne compte plus les campagnes de diffamation lancées sur Twitter par des personnes dont il s'avère par la suite qu'elles ne sont pas des spécialistes du contenu qui les a dérangées – quand elles l'ont lu.
L'absence de débat est un grand marqueur de cette tendance. La philosophe Sylviane Agacinski, dont la participation à une conférence a été annulée suite aux menaces d'activistes universitaires, est l'une de celles à en avoir fait les frais. Le tort de cette intellectuelle de gauche? Etre opposée à la procréation médicalement assistée (PMA).
Sous nos horizons romands, citons le cas de Ralph Müller, doctorant en littérature à l'Université de Genève, qui poste des vidéos didactiques et orientées à droite sur YouTube: des militantes de l'uni, auto-proclamées «anti-néonazi», sont montées au créneau pour le discréditer et empêcher une trop grande attention médiatique portée à son discours. On passera sur le côté contre-productif de cette logique.
Avant la sortie du livre de Nathalie Heinich, Frédérique Vidal, ministre française de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation, avait décidé en février dernier de partir en guerre contre le militantisme au sein des cours et travaux universitaires. Dans son viseur principal, l'islamo-gauchisme, cette tendance ainsi baptisée par l'intellectuel progressiste Pierre-André Taguieff et décrivant une complaisance envers l'islamisme au nom de valeurs de gauche.
Or, s'il est sain de distinguer recherche et idéologie comme nous y invitent Nathalie Heinich et Frédérique Vidal, il faut en même temps être pragmatique: bien que l'existence d'une frontière étanche entre valeurs (surtout morales) et science (ici humaine) soit un bon point de repère, elle n'a jamais été scientifiquement avérée. Et même si elle l'était, il serait souvent très difficile de l'observer. Partout où il y a un sujet humain, il y a une subjectivité.
Au lieu de traquer la moindre idée personnelle à l'uni, il conviendrait, en plus de rappeler l'objectivité vers laquelle doit tendre un travail académique, de garantir au moins le pluralisme des approches. Les partis pris qui, comme en journalisme, subsistent malgré tout dans le choix des sujets de recherche et même des éléments qu'on met en avant dans le contenu devraient pouvoir être variés.
C'est cette exigence – jamais vraiment atteinte, entendons-nous – qui devrait en priorité être rétablie et maintenue de la meilleure manière possible. La curiosité, l'innovation, sont les premiers moteurs de la recherche. Comme le relève Nathalie Heinich, il n'y a rien de moins original désormais que «ces sujets de thèses, de colloques, de numéros de revue, de séminaires consacrés au "genre", à la "domination", aux "discriminations", à la "racialisation"».
En résumé: un chercheur s'intéresse aux ressorts postcoloniaux d'un fait, d'accord, mais cela ne devrait pas être un argument pour que son projet soit financé. Il importe également qu'aucun thème ne soit tabou – par exemple, si un sociologue souhaite étudier l'hostilité aux Blancs dans certains lieux, il doit pouvoir le faire si son dossier est solide. Nous parlons quand même d'argent public. Et de production de savoir.