Samedi, la NZZ révélait via un rapport du Service de renseignement de la Confédération (SRC) que les équipes de désinformation du Kremlin (les fameux «trolls russes») avaient utilisé de faux comptes et bots sur les réseaux sociaux pour partager une vidéo mettant en scène un homme de couleur, qu'on pourrait prendre pour un migrant, pissant au milieu de la rue, en Argovie. Celle-ci a été vue près de 700 000 fois.
Le but? Influencer la population suisse pour que celle-ci vote en faveur du parti le plus critique de l'immigration: l'UDC. Et — surprise? —, il s'agit aussi du parti le moins prompt à critiquer la Russie de Poutine, pour des raisons de respect strict de la neutralité.
Souvenez-vous: il y a plusieurs mois, un certain Roger Köppel, rédacteur en chef de la Weltwoche et accessoirement conseiller national UDC, se rendait à Moscou. Le Zurichois est allé fricoter avec la fine fleur du gotha poutinien, comme le propagandiste en chef de Poutine, Vladimir Soloviev.
En juin, la délégation parlementaire quasi-toute entière de l'UDC décidait de boycotter un discours de Volodymyr Zelensky au Parlement. Le parti se montre fermement opposé à tout assouplissement de la loi interdisant la réexportation d'armes, en l'occurrence vers Ukraine, et critique de manière incendiaire la politique de sanctions adoptée par le Parlement.
Qu'on ne s'y méprenne pas: la neutralité plaidée par l'UDC est un des piliers de la Suisse moderne et la majorité du Parlement y tient fermement, même si c'est dans une acception moins stricte que celle voulue par le parti agrarien. L'aura qui entoure cette notion à l'international aura profité tant au secret bancaire qu'aux ONG de la Genève internationale. Mais elle fait aussi les affaires, en ce moment, de la Russie de Poutine, qui a tout intérêt à limiter un maximum le soutien occidental à l'Ukraine.
Nous voici à l'automne et les trolls de Poutine ciblent les internautes helvétiques. Nous devrions être secoués par cette tentative d'influer sur les résultats d'une élection démocratique. Mais aucune raison d'être inquiet dans l'immédiat car, avouons-le, les élections ne se jouent pas sur cette vidéo, d'ailleurs un brin cocasse. La tentative de Moscou a un caractère carnavalesque, d'autant plus que l'UDC n'a pas besoin d'elle pour influencer un électorat suisse qui lui fait solidement confiance.
Non, si cet évènement est grave, c'est parce qu'il indique, comme un écho, que les actions entreprises par des partis politiques ou des élus de notre paisible petite Suisse sont loin de tomber dans l'oreille d'un sourd, loin à l'est, à Moscou. Nous devons faire attention. Aujourd'hui, c'est la vidéo d'un individu certainement éméché qui urine dans la rue, mais demain? Sommes-nous à l'abri d'une fausse image conçue par le Kremlin qui parviendrait à semer la division dans la population? D'un deepfake nocif qui remonterait jusqu’au Conseil fédéral? D'un faux témoignage pouvant faire basculer l'opinion publique?
La guerre en Ukraine n'est pas terminée. Le retour de ce qui ressemble à une nouvelle guerre froide nous rappelle que la subversion est un art toujours bien vivant dans lequel les Russes excellent. Dans son ouvrage Le roman vrai de la manipulation, Vladimir Fédorovski, ancien diplomate russe devenu français, nous rappelle que Moscou s'est illustré dans ce domaine depuis Ivan le Terrible, le premier des tsars, qui a vécu au 16e siècle.
Au 20e siècle, c'étaient les partis communistes d'Europe qui jouaient l'officine pour «l'œil de Moscou». En 2023, la grille de lecture est moins lisible: les partis complaisants avec Poutine se trouvent à droite comme à gauche. Mais la méthode n'a pas changé et en Suisse, c'est bien l'UDC qui est visée par ce qui peut s'apparenter à un piège.
Endosser et incarner la neutralité sans tomber dans la complaisance envers le régime de Poutine est un exercice d'équilibriste nécessaire. Il s'agit de garder l'œil ouvert et le bon, car les trolls russes reviendront. Du patriotisme à la trahison, il n'y a parfois qu'un pas, très vite franchi, et dont on ne revient pas.