De la même façon que nous ne concevrions pas un retour à la semaine de travail de 48 heures obligatoires, qui fut longtemps la norme en Suisse, nous n’imaginons pas revenir aux 2,6 points de PIB alloués à la défense nationale au pic de la guerre froide, dans les années 1960, après être descendu à 0,63%, le minimum jamais atteint, en 2014 – tiens, l’année où la Russie a annexé le Crimée.
Depuis l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes en février 2022, plus encore, depuis que Donald Trump a prévenu que les Etats-Unis ne seraient plus l’assurance-vie du continent européen, les budgets militaires des pays membres de l’Otan, certains au plus bas depuis la fin de la guerre froide, ont repris l’ascenseur. But assigné en 2025: 2% du PIB. Et ce n’est qu’un début.
Comment la Suisse, qui n’est pas membre de l’Otan, s’y prendrait-elle pour consacrer 2% de sa richesse intérieure brute à l'effort de défense, elle qui pense accomplir le maximum avec son objectif de 1% du PIB à l’horizon de 2030?
Chacun sait pourtant que cela ne sera sûrement pas suffisant pour combler les manques et retards de l’armée, du moins si l’on en croit les militaires alertant sur la vétusté des équipements, tel le divisionnaire Rolf Siegenthaler, chef de la base logistique de l'armée, interrogé dimanche dernier par la RTS.
Le problème, aujourd’hui, avec l’armée suisse, c’est qu’elle a tout du poulet sans tête. Prenez le dernier rebondissement en date – on en compte quasiment un par semaine: le ministre de la Défense Martin Pfister, avec l'approbation du Conseil fédéral, a décidé de maintenir l’achat de six drones de reconnaissance israéliens, malgré les retards accumulés et bien que ces engins ne disposent pas de toutes leurs fonctionnalités.
Est-ce bien sérieux? On apprend en effet qu'ils ne pourront pas voler en cas de givre et de brouillard, et qu'ils devront être escortés par un hélicoptère à partir d'une certaine altitude sur le Plateau et au-dessus des Alpes.
Tout est devenu brumeux dans le paysage militaire suisse. Longtemps, la défense fut quelque chose de simple, comme dans la plupart des pays, du reste: des chars, une artillerie, une DCA, des avions. Surtout, ce dispositif classique répondait, pensait-on, à l’exigence de neutralité armée d’un pays indépendant. Or, ce dispositif n’a cessé de fondre depuis 1992, au point qu’il ne reste pas grand-chose de cette Suisse indépendante, armée et neutre.
Aujourd’hui, il faudrait reconstituer les forces. Mais sur quelles bases idéologiques ou, si l’on préfère, identitaires? Celles de la glorieuse indépendance ou celles de la coopération internationale assumée, en termes de préparation au combat, de participation au développement des armements et de partage des coûts? Le commandement militaire suisse, qui ne cherche que l’efficacité – après tout, telle est sa mission – a probablement déjà sa réponse et elle est sans doute plus proche de l'idée de fusion que du principe d'exclusion.
Partir seul au charbon, militairement, financièrement, alors que se construit à nos porte un outil de défense partagé, connecté, technologiquement des plus avancés mais aussi des plus chers, serait certainement très déraisonnable, à tout point de vue.
L'armée suisse, un poulet sans tête? Un peu comme le peuple, qui, balloté par des discours où se mêlent l’idéal et la démagogie, ne sait pas à proprement parler vers quoi il veut aller. Sur ces questions-là, qui engagent l’existence, c’est au pouvoir exécutif de fixer un cap clair.
La proposition d’un ancien membre de l’Académie militaire de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, consistant à déléguer la surveillance de l’espace aérien helvétique à la France suite au fiasco des F-35, a suscité des réactions outrées. Mais elle montre bien la nécessité de clarifier la stratégie militaire et politique de la défense suisse, plutôt que de la confier à la bourse aux idées.