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Lausanne: «Les commerces sont plus emmerdés que les dealers»

La Bouche Rit songe a quitté le centre-ville de Lausanne
Il y a une semaine, un individu a jeté une pierre dans la vitrine de la boucherie de Romain et Sébastien Losey, au centre-ville de Lausanne. Selon eux, la situation est «intenable».image et montage: watson

«A Lausanne, les commerçants sont plus emmerdés que les dealers»

Il y a une semaine, la vitrine de La Bouche Rit a été vandalisée par un individu armé d’une pierre. Pour les propriétaires, ce n’est pourtant qu’un énième incident parmi d’autres, lorsque l’on essaie de maintenir à flot un commerce de proximité au centre-ville de Lausanne. Au point d’envisager des solutions radicales. Interview du cofondateur, Romain Losey.
26.10.2025, 07:03

Que s’est-il réellement passé dimanche dernier? A peine la question posée que Romain Losey, cofondateur de La Bouche Rit aux côtés de son papa Sébastien, dégaine son téléphone portable pour nous dévoiler un enregistrement vidéo de la caméra de surveillance du célèbre commerce situé au centre de Lausanne.

On y voit un individu jeter une pierre contre la vitrine et s’en aller dans la foulée. La séquence ne dure qu’une demi-seconde. Suffisant pour laisser un trou béant au niveau du logo de cette boucherie ouverte en 2017 et une sévère amertume dans la gorge de notre interlocuteur.

Ce jeune diplômé de HEC Saint-Gall en est certain:

«Le geste a été prémédité et la personne fait partie de la mouvance antispéciste. Plusieurs boucheries de Lausanne ont récemment été vandalisées et je peux vous assurer que nous ne sommes pas les plus à plaindre».

Le ton est ferme, le regard déterminé. Un brutal pragmatisme a remplacé depuis longtemps la simple colère.

Père et fils, malgré un succès retentissant (notamment sur les réseaux sociaux) et une entreprise aussi créative que tentaculaire, se montrent extrêmement pessimistes quant à l’avenir des commerces au cœur de Lausanne.

Et notamment aux abords de la place de la Riponne, actuellement en travaux et véritable centre névralgique du trafic et de la consommation de drogue dans la capitale vaudoise. Ce n’est pas tout. Incivilités, agressions, vols, déprédations, les deux propriétaires de La Bouche Rit sont capables de nous dresser une liste vertigineuse d’événements qu’ils ont eu à subir depuis bientôt dix ans.

Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls. Récemment, et à un peu plus de quatre mois des élections, un collectif anonyme de commerçants lausannois a tiré bruyamment sur la politique communale. Dans le viseur? La drogue, l’insécurité, mais aussi les zones 30, les parkings réduits, la prolifération des chantiers et l’inaction des autorités. En réponse à cette grogne généralisée, la Municipalité va prochainement dévoiler un «plan d’action».

Afin de mieux cerner les défis que doit (et devra) relever un commerce tel que La Bouche Rit, on s’est posé un moment en compagnie de Romain Losey, au coin de la table d’hôte qui est dressée quotidiennement au beau milieu de la boutique, entre les frigos de viandes de race Wagyu et les étals de produits du terroir.

Quand est-ce que les premiers ennuis ont commencé pour vous?
Romain Losey: Dès l’ouverture, en 2017, à cause du nom de la boucherie. Nous avions engagé à l’époque une agence de communication pour nous aider à lancer le projet. Après consultation des registres du commerce et de la propriété intellectuelle, dans notre secteur d’activités, nous avions manifestement le champ libre pour utiliser la «Bouche qui rit», un jeu de mots qui amusait beaucoup mon père.

«Or, quelques mois après l’ouverture, nous avons appris qu’un refuge pour animaux basé en Valais portait déjà ce nom. Ils l’ont pris comme une provocation volontaire, ce que je peux comprendre, alors que tout avait été fait honnêtement et dans les règles»

Un événement qui a du même coup braqué les premiers projecteurs sur votre commerce.
Oui. Durant les nocturnes de fin d’année, toujours en 2017, nous avons eu droit à un sit-in antispéciste devant notre vitrine, avec des ossements et du sang. Un début d’aventure un peu bancal, je dois l’avouer. A l’époque, nous avons décidé de simplement calmer le jeu, d’attendre que ça se tasse et de se concentrer sur notre métier.

Votre nom d’origine a d’ailleurs suscité de nouveaux remous l’année dernière, face à un grand groupe industriel cette fois.
C’est exact, le groupe Bel et sa fameuse Vache qui rit. En 2024, nous avons décidé de formaliser notre marque afin de pouvoir l’utiliser comme un actif, regrouper toutes nos activités et envisager l’avenir plus sereinement. Pour cela, il nous fallait déposer la marque. Leurs avocats nous ont contactés peu de temps après.

Une visibilité que vous devez aussi aux réseaux sociaux, avec des vidéos alléchantes, une large communauté, des millions de vues, mais aussi des coups de gueule qui bénéficient toujours d’un écho monstre.
On a constaté que notre audience se trouve principalement en France et en Belgique. Je suppose effectivement que ce succès a aidé le groupe français à entendre parler de nous.

La vidéo du caillou dans la vitrine:

Vidéo: instagram

Malgré cette audience principalement française, la création de contenu en ligne est-elle néanmoins bénéfique pour les ventes physiques en boucherie?
Dans une certaine mesure. Si c’est très utile pour braquer la lumière sur nos produits exclusifs et nos opérations spéciales au fil des saisons, une grande partie de notre clientèle ne passe pas son temps sur Instagram. Et ces gens-là viennent de moins en moins faire leurs courses au centre-ville.

Pour quelles raisons?
Plus rien ne les incite à se déplacer au centre de Lausanne. Hormis le fait que se déplacer à Lausanne en voiture est devenu un cauchemar, les nombreuses incivilités, les agressions et le trafic de drogue omniprésent aux abords des commerces provoquent un immense sentiment d’insécurité.

Vous avez interpellé les autorités lausannoises de nombreuses fois depuis la création de La Bouche Rit. Que demandez-vous aujourd’hui?
De pouvoir travailler dans des conditions qui permettent de gagner l’argent nécessaire à la survie de l’affaire et de ses employés. Tout le monde parle de nos vidéos, mais, en réalité, si mon père pouvait faire son travail normalement et payer ses factures avec son métier de base, on n’en serait pas là. Aucune de ces conditions n’est aujourd’hui remplie. On dirait que la Ville s’en fiche de voir son épicentre se transformer en une zone infréquentable, qui se vide de sa vie commerçante.

Vous avez des exemples d’incidents survenus devant ou dans votre boucherie à nous donner?
Comme d’autres commerces de Lausanne ces derniers mois, on nous a récemment subtilisé des marchandises de grande valeur, notamment des morceaux de viande rare et de qualité exceptionnelle (de la race Wagyu). Sans aucun doute des spécialistes qui savaient ce qu’ils faisaient. Etant donné que tout notre travail est centralisé dans la boutique du centre-ville, nous avons toujours un stock important sur place. Hélas, les autorités se sont montrées impuissantes.

«Certains de nos clients ont été importunés ou agressés en faisant la file dans la boucherie, des employés sont déjà tombés nez à nez sur des personnes inconscientes dans l’immeuble, cela devient de plus en plus difficile de maintenir un niveau de sécurité acceptable»

Que vous répond-on à la Ville?
C’est toujours la faute à personne. Qu’il est compliqué d’agir dans cette grande machine législative. Surtout, à Lausanne, nous avons l’impression que les commerçants sont bien plus emmerdés que les dealers. Alors que la police arrive souvent trop tard sur place et n'a pas les outils et les lois pour avoir un impact décisif lorsque nous sommes victimes d’un incident, il suffirait de sortir un gril à poulets devant la vitrine de la boucherie pour que l’on se retrouve avec une amende salée dans l’heure. La Ville n’aide pas ses commerçants.

Avez-vous déjà envisagé d’engager des agents de sécurité privés pour protéger vos employés et votre boucherie?
On y pense régulièrement et on en parle parfois avec les confrères du quartier. Ce serait évidemment un message politique fort, mais une aberration économique pour un petit commerce. Sans compter que la loi est tellement à l’avantage de celui qui commet un délit qu’il est quasiment impossible d’imaginer évacuer un fauteur de troubles de notre boucherie sans que cela nous retombe dessus. Une situation intenable qui a tout pour déboucher sur des drames.

Des drames?
A force d’être poussés à bout et sans un plus grand soutien des autorités, certains tenanciers pourraient un jour être tentés de faire justice eux-mêmes.

Sans compter que votre secteur d’activité, la boucherie, subit une pression bien spécifique, avec une prise de conscience écologique, alimentaire et animale au sein de la société. C’est un vrai problème pour vous actuellement?
Oui et non. Ces changements au sein de la société font aussi que les consommateurs de viande sont devenus beaucoup plus exigeants et se tournent vers des professionnels dotés d’un savoir-faire, d’une éthique et d’un réel service de proximité. Si les consommateurs mangent effectivement moins de viande, ils sont à la recherche d’une marchandise d’exception. En outre, étant donné que le commerce de proximité tend, hélas, à se raréfier, la concurrence est de moins en moins féroce.

Les métiers de bouche locaux, comme le vôtre, sont-ils globalement voués à disparaître?
Travailler comme mon père l’a fait pendant des dizaines d’années, dans l’ombre, à ne pas compter ses heures au fond de sa boutique, ce n’est déjà plus possible. Il est probable que seules les stars, comme Cédric Grolet, qui peuvent compter sur une grande popularité et une stratégie marketing agressive, ont un avenir en ville.

Se diversifier semble d’ailleurs être devenu indispensable pour survivre. En ce qui vous concerne, vous avez déjà des tables d’hôte, un service traiteur, vous livrez des commandes par la Poste, rachetez des affaires et en conseillez d’autres. Réfléchissez-vous à quitter carrément le centre-ville de Lausanne?
C’est effectivement une éventualité si rien ne change. Même si nous avons investi beaucoup de temps et d’argent dans nos locaux.

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