En 1987, Jean-Marie Le Pen, président du Front national, déclarait dans une interview à la télévision que les «chambres à gaz» sont «un point de détail de l'histoire». Cette provocation ne faisait pas scandale qu’en France. Par ses propos, le leader du parti d’extrême droite relativisait la Shoah, la destruction des juifs d'Europe, ainsi que l’idéologie qui avait conduit à cette barbarie, le nazisme.
Près de 40 ans plus tard, force est de constater que le souvenir de la Shoah, sinon s’estompe, du moins ne suscite plus le même sursaut unitaire. Autant, sinon plus que le massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre dans le sud d’Israël, l’assaut donné le 29 par une foule haineuse à un avion de ligne en provenance de Tel-Aviv faisant escale au Daguestan, une république russe à majorité musulmane, témoigne de la possibilité, à nouveau, de pogroms à répétition, le terme «pogrom» désignant un massacre de juifs. Ce sont des juifs qui étaient recherchés ce jour-là. Heureusement pour eux, l’assaut mené avec force «Allah Akbar» fut repoussé.
Le 7 octobre a donné le signal de départ d’une chasse aux juifs – à Sydney, dans une manifestation propalestinienne, on a entendu des «gazez les juifs!». Du pogrom du Hamas, on n'a vu que des images après-coup. De celui que s’apprêtaient peut-être à commettre des fanatiques ayant envahi le tarmac d’un aéroport du Caucase russe, on a vu sur les visages la rage qui précède le passage à l’acte. Les événements survenus au Daguestan auraient, il y a vingt ans encore, suscité l’effroi et la réprobation générale en Europe, tant ils évoquent un passé tragique. Là, on a assisté à une prudente mise à distance de scènes ressorties d'un autre temps.
Autrefois, il n’y a pas si longtemps, la gauche était en première ligne dans la lutte contre l’antisémitisme. Ce n’est plus le cas. Chez les socialistes suisses, deux tweets hallucinants de relativisme firent office de prises de position suite au massacre perpétré par le Hamas sur 1200 civils juifs. Ce qui s’était réellement produit n’était pas dit. Pourtant, la répression israélienne à Gaza n’avait pas encore commencé. Certes, elle n'allait pas tarder. Mais ce n'est pas une raison.
Cette occultation, dans les premiers temps, à gauche, de la nature antisémite de la tuerie du Hamas, de son ampleur inédite, signale un embarras qui s’explique par un intérêt électoraliste tourné vers le «Sud global» – où l'islamisme joue sa partition –, et, cela va de pair, par la crainte d’apparaître comme le protecteur des privilégiés, auxquels les juifs sont amalgamés d’office dans un vieux réflexe généralisé.
Sauf que ce n’est pas parce qu’on serait «privilégié» qu’on court moins de dangers. Puisque les minorités sont tendance, alors, convenons-en: de tous les minoritaires, les juifs sont, en nombre, les plus minoritaires. Haine des «riches » et fièvre complotiste aidant, ils sont parmi les plus vulnérables.
La politique de nettoyage ethnique menée par Israël en Cisjordanie via les implantations de colons explique en partie le rejet ou le ras-le-bol, chez certains, chez beaucoup, visiblement, de la Shoah brandie comme un marqueur moral absolu, mais perçue, par les mêmes, comme un «totem d’immunité».
En France, une concurrence victimaire, dont les débuts datent des années 80, déjà sur fond de conflit israélo-palestinien, a fait des dégâts. Dans la jeunesse française d’origine maghrébine et subsaharienne est apparu le sentiment, pas toujours infondé à l'époque, qu’il n’y en avait que pour les juifs dans la prise en compte des mémoires.
Mais, quand bien même les actes antisémites graves, ceux portant à l'intégrité physique des personnes, ont été principalement, sinon exclusivement, le fait de musulmans ces dernières années en France, c’est moins dans ce phénomène-là que dans une «ambiance générale» que réside le danger pour les juifs, associés à la mondialisation et à l'excellence.
Dans un monde qui se tribalise à nouveau, où la nature regagne en divinité, où les potions l'emportent sur les vaccins, où les ressentis s'imposent à l’exigence de vérité, il redevient peut-être dans l’ordre des choses que des juifs puissent être tués parce que juifs. Comme de tout temps. Jusqu'à la fondation d'Israël...
L’ancien premier ministre français Raymond Barre, aujourd’hui décédé, avait commis un lapsus révélateur suite à un attentat visant une synagogue parisienne en 1980. Il s’était déclaré «plein d'indignation» à l'égard de cet attentat «odieux» qui voulait frapper les israélites qui se rendaient à la synagogue et qui avait atteint des «Français innocents qui traversaient la rue Copernic», autrement dit, des Français non juifs. Une mauvaise blague disait la même chose. Elle se rapportait au programme d'un parti factice: «On tuera tous les juifs et les coiffeurs.» Une question suivait immanquablement: «Pourquoi les coiffeurs?»
La fracture générationnelle constatée lors de la grande marche contre l’antisémitisme du 12 novembre à Paris, la jeunesse en étant absente, dénote, sans doute, une indifférence croissante face à la mémoire de la Shoah dans une partie de la jeune génération. Dans certains cercles militants, l’absence de toute considération pour les victimes juives du massacre du 7 octobre, l’arrachage quasi jouissif d'affiches représentant les otages détenus à Gaza, font froid dans le dos. Les partis politiques et les directions universitaires ne doivent pas rester passifs face à cela.