Experte des grandes fortunes, elle craint «une phase sombre» en Suisse
Le 30 novembre, le peuple suisse se prononcera sur l’«Initiative pour l’avenir» des jeunes socialistes. Le texte prévoit un impôt fédéral de 50% sur les héritages dépassant 50 millions de francs, présenté comme un instrument de justice climatique. Andrea Opel, professeure de droit fiscal et spécialiste reconnue des grandes fortunes, tire la sonnette d’alarme.
Madame Opel, vous avez qualifié l'initiative des Jeunes socialistes de «chapitre sombre qui doit être rapidement refermé». Imaginez qu'elle soit acceptée: à quoi ressemblerait la Suisse en 2035?
Andrea Opel: La Suisse entrerait dans une phase encore plus sombre. Le simple fait que cette votation ait lieu a déjà entraîné des départs et découragé l’arrivée de contribuables fortunés. En cas d’acceptation, on peut s’attendre à ce qu’en 2035, pratiquement toutes les personnes aisées concernées aient quitté le pays.
Le Conseil fédéral écrit que jusqu'à 98% des personnes concernées pourraient quitter la Suisse. N'est-ce pas exagéré?
Non. On doute souvent qu'elles partent réellement. Pourtant, je suis convaincue du contraire: j’ai été en contact avec plusieurs d’entre elles. Elles partent tant que leur état de santé le permet. Certaines vivent déjà au Liechtenstein ou en Italie. Le fait que beaucoup ne soient pas encore parties tient d’ailleurs au Conseil fédéral.
Pourquoi?
Parce qu’il a précisé que les mesures contre l’évitement fiscal ne s’appliqueraient qu’à partir de l’adoption d’une ordonnance. Autrement dit, un départ restera possible même après une éventuelle acceptation de l’initiative ce 30 novembre.
Andrea Opel est...
... professeure de droit fiscal à l'Université de Lucerne et l'une des juristes fiscales les plus en vue de Suisse. Elle a soutenu sa thèse et obtenu son habilitation en droit fiscal, a longtemps travaillé dans des cabinets d'avocats économiques à Zurich, et est aujourd'hui co-rédactrice en chef de la Steuer Revue ainsi que présidente de l'organisation porteuse de l'examen professionnel supérieur pour experts fiscaux. Elle siège également dans divers organes de politique fiscale et économique, ainsi que dans plusieurs fondations et conseils d'administration.
Quelles seraient les conséquences pour la Suisse si un exode massif des ultra-riches se produisait?
Il n'y aurait pas de recettes supplémentaires, mais une baisse des recettes: la base fiscale de ces personnes disparaîtrait, et avec elles partiraient aussi des entreprises et des family offices (réd: société qui gère les fortunes des familles les plus riches). Cela entraînerait directement et indirectement la perte de nombreux emplois. Et, par conséquent, les recettes fiscales diminueraient encore davantage.
Ce serait alors à la classe moyenne et aux revenus ordinaires de combler le déficit. Nous parlerions de montants très importants.
Les opposants à l'initiative affirment que chaque ménage devrait payer 1265 francs de plus par an, cela vous semble correct?
Il est difficile de déterminer le chiffre exact, qui pourrait même être plus élevé. Une chose est claire: nous dépendons fortement des recettes fiscales des très riches.
Cela représente environ un quart de l'ensemble des recettes fiscales.
Selon les estimations, il s'agit d'environ 2500 personnes, soit environ 0,0278% de la population, qui, selon les études, causent des dommages climatiques supérieurs à la moyenne. Les Jeunes socialistes affirment: «Si quelqu'un détruit davantage, il doit aussi payer davantage». N'est-ce pas juste?
Ce discours généralisant contre les riches est trop simpliste. Un comportement nocif pour le climat ne commence pas à 50 millions de fortune. Si l’objectif était réellement environnemental, l’impôt devrait inciter à adopter des comportements plus durables.
Pourquoi est-ce un problème que seuls les ultra-riches paient?
La Constitution repose sur le principe de l’universalité de l’impôt: chacun doit contribuer. Rien ne justifie qu’un héritage de 10 000 francs soit taxé, mais pas un héritage de 50 millions. Un impôt conforme à la Constitution commencerait dès le premier franc, assorti éventuellement d’une progression. Un impôt réservé à un petit groupe reste délicat.
Si l'on met un instant de côté l'idée des Jeunes socialistes: existe-t-il un modèle d'impôt sur les successions ou sur la fortune que vous jugeriez équitable?
On peut tout à fait réfléchir à d'autres modèles.
Pour quelle raison?
L’impôt sur les successions a du sens économiquement: il taxe un patrimoine acquis sans effort, ce qui limite les désincitations au travail. L’impôt sur la fortune (réd: que l'on retrouve en Suisse) est plus difficile à justifier et constitue une exception au niveau international. De fait, il fonctionne comme un impôt anticipé sur les successions.
Comment ça?
A Zurich, une personne possédant 10 millions de francs paie environ 0,6% d'impôt sur la fortune, soit 60 000 francs par an. Sur 30 ans, cela représente 1,8 million, ce qui équivaut en pratique à un impôt sur les successions de 18%.
Notons que les initiants veulent renforcer la taxation des ultra-riches, également face à l’augmentation des inégalités.
C’est une question de positionnement politique. Je trouve problématique et risqué de cibler uniquement «les riches».
Pourquoi?
Il existe une sorte de «contrat social»: les personnes fortunées paient davantage d'impôts, notamment grâce à la progressivité de l'impôt sur le revenu et à l'impôt sur la fortune — ce qu'elles font déjà aujourd'hui.
Il faut préserver la minorité qui supporte l’essentiel de la charge fiscale: ne surchargeons pas la barque.
Y aurait-il malgré tout un potentiel pour une fiscalité plus élevée?
La question est la suivante: jusqu'où souhaite-t-on la redistribution? Les économistes notent que les inégalités de revenus en Suisse restent relativement stables, tandis que les inégalités de patrimoine se sont accentuées. Le sentiment de vivre dans une société devenue plus inégalitaire a fortement augmenté. On peut y répondre, mais toujours avec mesure.
Le lauréat du prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz parle d'une «urgence mondiale en matière d'inégalités» et avertit: plus les écarts de patrimoine sont grands, plus une démocratie devient vulnérable. Ne serait-il pas logique, d'un point de vue démocratique, de réduire plus activement les inégalités?
Je ne remets pas en cause sa thèse. La redistribution est nécessaire. Mais elle doit se faire avec doigté, afin de ne pas compromettre le «contrat social». Un impôt sur les successions de 50% est un instrument complètement excessif et inefficace. Personnellement, je pense qu'il est aussi important, pour la participation démocratique, que chaque citoyen contribue au moins modestement aux impôts.
Si dans dix ans, nous constatons que la concentration de la richesse a encore augmenté: seriez-vous alors prête à aller plus loin qu'aujourd’hui?
La redistribution est indispensable, et elle existe déjà. Les instruments principaux sont la progressivité de l'impôt sur le revenu et l'impôt sur la fortune. On pourrait renforcer cette progressivité si la volonté politique existe. L'ampleur dépendrait du besoin de redistribution et de l'évolution réelle des inégalités. L'essentiel est de maintenir l'équilibre: si cet équilibre est perturbé, c'est l'ensemble du système qui en souffre.
Traduit et adapté par Noëline Flippe
