Lorsqu’un médecin a examiné les membres de la famille Stampfer et ses employés qui souffraient de vomissements, de fièvre, qui ne pouvaient plus dormir et avaient très soif, celui-ci a d'abord suspecté une saucisse fumée. Mais tous n'avaient pas mangé cette fameuse saucisse. D'où provenait donc ce mal étrange? Le médecin a ensuite soupçonné l'eau potable et a appelé le chimiste cantonal.
C'était en 1864, les Stampfer vivaient dans une propriété à côté d'une usine de colorants bâloise. Ils tiraient l'eau de la fontaine de leur jardin. Depuis longtemps déjà, elle avait un «goût répugnant». C'était le même que celui qui flottait souvent dans l'air. La famille l'attribuait à l'usine. Sans savoir que ce goût pouvait être toxique.
Comment auraient-ils pu le savoir? Ils vivaient à l'époque des premiers essors de la chimie, qui créait de nouveaux secteurs économiques et qu'on célébrait pour ça. Les chimistes bricolaient dans les laboratoires des usines et produisaient de nouveaux tissus synthétiques. Des tissus qui faisaient briller le fil de chanvre ou de lin, la laine, la soie ou le coton d'un bleu indigo, d'un violet ou d'un roux éclatant. Mais ces couleurs avaient aussi un côté sombre: elles contenaient de l'arsenic.
C'est ce qu'écrit l'historienne Claudia Aufdermauer dans son livre «Vergiftete Schweiz» (la Suisse empoisonnée) qui vient de paraître. Elle y met en lumière le revers de la médaille de l'industrialisation de la Suisse.
Le 19e siècle était marqué par une foi inébranlable dans le progrès. Le côté obscur de la révolution industrielle n'y trouvait pas sa place. On préférait croire à des théories comme celle selon laquelle les rivières pouvaient se nettoyer elles-mêmes. Ou que l'industrie chimique contribuait à désinfecter les eaux des déchets ménagers, des cadavres d'animaux ou des gravats.
Les Bâlois, en revanche, étaient habitués aux poissons morts dans le Rhin. Dans la ville et ses proches environs, une industrie de colorants s'était établie au 19e siècle, qui s'est ensuite développée en usines chimiques. Pendant longtemps, le Rhin a été leur fosse à déchets. Certes, dès 1864, les autorités bâloises ont imposé à l'industrie des obligations en matière d'élimination des déchets toxiques, comme la lessive arséniée. Mais il s'est avéré qu'au lieu d'être évacuée, elle était déversée dans le Rhin sans être diluée.
En 1880, un pêcheur a tiré la sonnette d'alarme: il n'y aurait bientôt plus de poissons dans le Rhin. Comme il s'est également adressé au Conseil fédéral, les autorités ont par la suite cherché un expert en pollution des eaux. Un tel métier n'existait pas encore. Casimir Nienhaus-Meinau, pharmacien bâlois, s'est chargé de la tâche herculéenne d'évaluer la dangerosité des déchets d'usine. Il ne pouvait pas s'appuyer sur des connaissances toxicologiques de base, et encore moins sur des valeurs limites.
Sa démarche était donc expérimentale. Pour classer les eaux usées arsenicales d'une usine de Bâle, il a notamment chargé un bateau avec ses résidus et les a jetés au milieu du fleuve. Il a dressé le bilan suivant:
Il a alors recommandé de broyer les résidus au moins mécaniquement et de les déverser dans le Rhin, en les diluant avec beaucoup d'eau.
En 1883, il existait déjà une loi sur la pêche. Elle interdisait aux usines de déverser dans les eaux des déchets qui nuisaient aux poissons. Mais Nienhaus est allé plus loin: Il s'intéressait à la quantité de déchets que les rivières pouvaient absorber sans que les poissons soient touchés. Pour cela, il a placé des bacs à poissons dans l'eau devant les usines bâloises. Il est arrivé à la conclusion que même une eau fortement polluée ne tue pas les animaux, mais les pousse vers des zones propres.
C'est pourquoi il a recommandé au Conseil fédéral que les usines soient obligées de déverser leurs eaux usées par des tuyaux dans les zones profondes des rivières. Ce qui aurait en outre l'avantage de permettre aux poissons de se déplacer vers les rives et de faciliter la pêche, a-t-il argumenté. Seuls les gaz solubles dans l'eau, à savoir le chlore, l'ammoniac, l'acide sulfureux et le sulfure d'hydrogène, seraient toxiques pour les poissons et les tueraient en peu de temps.
De plus en plus, on s'est rendu compte que même l'eau claire des rivières pouvait contenir des substances dangereuses pour la santé des animaux et des humains.
Il s'est avéré que les colorants contenant de l'arsenic mettaient également en danger les consommateurs. Les vêtements, les chapeaux ou les papiers peints provoquaient des éruptions cutanées, des nausées ou des vomissements. Même les aliments tels que les bonbons colorés ou les fruits confits contenaient des substances dangereuses pour la santé. En 1874, par exemple, de nombreux enfants ont présenté des symptômes d'intoxication après une visite à la foire, et l'un d'entre eux est décédé. Une enquête a révélé qu'il avait de l'arsenic dans l'estomac, provenant de figurines en pâte colorées en rouge.
En théorie, le principe suivant s'appliquait déjà au 19e siècle:
Mais dans la réalité, les autorités devaient faire la part des choses et étaient confrontées à des intérêts divergents.
L'historienne le montre clairement en prenant l'exemple d'une usine d'allumettes. Les ouvriers y fabriquaient des allumettes avec, entre autres, du phosphore jaune toxique. Celui-ci provoquait une maladie extrêmement douloureuse, la nécrose phosphorique. Elle commençait généralement par des douleurs dentaires et une mauvaise haleine forte. Il s'ensuivait une destruction des os de la mâchoire et des inflammations, raison pour laquelle les personnes touchées se voyaient souvent retirer la mâchoire supérieure et inférieure. La maladie n'était toutefois pas guérissable, raison pour laquelle les malades mouraient après de grandes souffrances.
Le Conseil fédéral a interdit le phosphore jaune en raison de cette maladie professionnelle. Mais ça n'a pas plu au Conseil d'Etat bernois. Les usines d'allumettes étaient situées dans des vallées pauvres de l'Oberland bernois, l'interdiction y a donc entraîné une perte de revenus supplémentaire. Claudia Aufdermauer souligne que «vers le milieu du 19e siècle, de nombreuses familles mouraient encore de faim dans les vallées pauvres». Des fabricants d'allumettes bernois se sont donc adressés aux Chambres fédérales et ont réussi à les convaincre d'autoriser à nouveau le phosphore jaune.
Le 19e siècle a été marqué par l'industrialisation: les cheminées qui fument étaient considérées comme un signe de progrès. Puis, au 20e siècle, les progrès technologiques ont pris leur essor, notamment à partir de la Seconde Guerre mondiale. Bien que les substances toxiques soient de mieux en mieux comprises et que de nombreuses réglementations et interdictions aient été édictées, la pollution de l'environnement n'a pas diminué:
L'eau, le sol et l'air ont tous été envahis par les déchets ou les émissions. De nouvelles substances toxiques, comme les PFAS, qui ont fait une percée économique dans les années 1950 sous le nom de marque Teflon, se sont répandues en peu de temps jusque dans les régions polaires les plus éloignées.
Parallèlement, les sites contaminés datant du 19e siècle continuent de nous préoccuper aujourd'hui. On le voit par exemple dans la commune bâloise de Pratteln, où le site de Rheinlehne doit être assaini: son sol est pollué par 170 tonnes d'arsenic, qui menace également la nappe phréatique. L'arsenic provient de la production de fuchsine, un colorant rouge. C'est la même substance qui avait déjà empoisonné la fontaine de la famille Stampfer au 19e siècle.
Traduit de l'allemand par Anne Castella