Ce mardi 10 juin, le ciel de Charmey, légèrement voilé par les particules des feux de forêt venues du Canada, est la chasse gardée des parapentistes. Partis du village, ils ont rallié en télécabine leur aire d’envol située à 1600 mètres, Vounetz, l’un des nombreux sommets de la cordillère gruérienne. Des chèvres font les folles dans les hautes herbes d'alpage, heureuses des mois d’été qui arrivent.
Mais plus bas, on redoute juillet-août, la saison estivale et son pic touristique. «Que ce soit bien clair, je ne suis pas du tout opposée au tourisme, sinon je ne serais pas venue m’établir à Charmey avec mon mari il y a vingt ans», tient à préciser Esther Luciolla, une cinquantenaire mère de quatre enfants, chevelure et tempérament de lionne.
Où est le problème, alors? Porte-parole de l’association «Vivre sous Vounetz» récemment créée et qui s'est dûment présentée à la population ce mercredi dans L’Echo de Charmey, Esther Luciolla, dont la maison est à l’à-pic du câble de la télécabine, dénonce une «fuite en avant vers un tourisme de masse».
A partir de 2020, TéléCharmey, l’exploitant des remontées mécaniques de la station des Préalpes fribourgeoises, a instauré des «nocturnes»: deux soirs par semaine, les vendredis et samedis, l’heure de fermeture de la télécabine est repoussée de 18h à 22h, été comme hiver. Cette année, du 1er juillet au 31 août, le jeudi passera à son tour en nocturne.
Pour Esther Luciolla et la quinzaine d’habitants qu’elle représentent, beaucoup ne souhaitant pas apparaître médiatiquement, «trop, c’est trop».
L'élargissement de l’offre touristique – l’ouverture de deux toboggans est pour bientôt – s’accompagne d’«autres nuisances», assure la porte-parole, professeure de géographie, d’histoire et d’éthique au cycle d’orientation de La Tour-de-Trême, qui accueille les élèves du district de la Gruyère.
Le 26 mai, «Vivre sous Vounetz» adressait une plainte à l’Office fédéral des transports (OFT), comme le veut la procédure dans ce genre de litige. L'association, qui souhaite que le nombre de «nocturnes» ne dépasse pas 24 dans l'année, soit 2 par mois en moyenne contre 8 aujourd'hui et prochainement 12 en juillet-août, y invoque «le droit des citoyens à la sphère privée» et réclame des «mesures contre les nuisances sonores». Le 7 juin, l’OFT, entrant en matière, répondait à l’association.
En ce lendemain du lundi de Pentecôte, Charmey, «paradis pédestre», comme l'appelle un septuagénaire présent dans le village depuis les années 1950, resplendit de beauté. Les paysans et leurs tracteurs retournent les foins fauchés la veille ou l’avant-veille, la télécabine fonctionne au rythme pépère de la poya, la montée des vaches à l'alpage.
Claude Gendre est le directeur de TéléCharmey. Rencontré au bas de la télécabine, cet homme de 46 ans, solide barbu en t-shirt et casquette, est à la tête d’UBIC Group, une société spécialisée dans l’événementiel, le tourisme et la gastronomie. Notre interlocuteur le dit d’emblée: «On n’a pas envie de se mettre en conflit avec l’association "Vivre sous Vounetz". On veut une entente cordiale.»
Il réfute les accusations de «tourisme de masse». «On en est très, très loin», affirme-t-il.
En déficit chronique, les remontées charmeysannes, ouvertes en 1962, avaient été mises en faillite en 2019. La même année, un groupe d’investisseurs privés reprenait l'exploitation, avec pour mission d’en faire une réussite économique, la commune mettant au pot 250 000 francs par an. D’où les «nocturnes», autrefois fois rares; d’où l’installation d’un accrobranche et le lancement prochain des toboggans. «TéléCharmey, c'est une quarantaine d'équivalents plein-temps. Si on n’innove pas, on périclite», observe Claude Gendre, qui renvoie à «la fermeture d’installations à Château-d’Oex, aux Diablerets ou encore au Grand-Saint-Bernard».
Le directeur de TéléCharmey l'affirme telle une profession de foi:
Le monde est petit. Depuis peu à la retraite, le syndic de Charmey, Gonzague Charrière, 66 ans, est un ancien collègue de travail d’Esther Luciolla au cycle d’orientation de La Tour-de-Trême, dont il fut pendant 20 ans l'adjoint du directeur Frédéric Ducrest, actuellement dans la tourmente. Garant du développement économique de sa commune, 2000 habitants, 18 millions de francs de budget, plus grande superficie du canton avec 112 km2, cet ancien professeur d'histoire, élu du Centre, ne cache pas que la plainte déposée auprès de l’OFT par «Vivre sous Vounetz» tombe mal.
Autour d’un express servi au «Pâtissier», tea-room situé face à l’administration communale, il rappelle à qui veut l'entendre que les remontées mécaniques, avant leur reprise en 2019 par des privés, accusaient un déficit annuel de 800 000 francs. Ce n’est pas le moment, comprend-on, de mettre en difficulté une entreprise en pleine relance, qui plus est dotée d’une subvention communale. Gonzague Charrière n'en reconnaît pas moins à des citoyens «le droit démocratique de se constituer en association pour faire entendre leur cause».
La commune ne manque pas d'atouts. Additionnés, ils forment un ensemble cohérent qu'il serait dommage de fragiliser. Le syndic en dresse l'inventaire:
Charmey n’est pas Verbier, surtout pas, mais ce sont tout de même 150 000 nuitées à l'année en élargissant le périmètre.
Gonzague Charrière en convient cependant:
Avant de remettre son tablier en 2026, le syndic aimerait bien, à ce propos, avoir fait approuver par le canton son Plan d’aménagement local, le PAL. Qui prévoit la mise en place d'un plan de mobilité, pour l'heure en voie d'élaboration. Gonzague Charrière évoque la construction possible d’un parking en extérieur de 200 places, ainsi qu'une zone 30 km/h sur la route des Arses qui mène au quartier de la Chaudalla, où résident Esther Luciolla et d’autres habitants excédés.
Au village, on n'est pas loin de vouloir faire passer la porte-parole de «Vivre sous Vounetz» pour une «citadine», bien que les promoteurs de TéléCharmey aient peut-être «mis la charrue avant les bœufs en instaurant des nocturnes sans mise à l'enquête publique préalable», fait-on aussi observer, comme si les torts étaient partagés. Ce commerçant à la retraite a une histoire rigolote.
Véridique? Cette histoire en forme de blague est censée illustrer l’inconséquence de «ces gens qui achètent à la montagne en connaissance de cause». «Je sais bien que certains essaient de me faire passer pour une quasi-étrangère», rétorque Esther Luciolla, dont les états de service démontrent plutôt le contraire: elle préside Charmey Natation et la Fédération fribourgeoise de natation.
Il va falloir à présent trouver un terrain d’entente. Personne ne veut la guerre, jurent les parties en conflit. Le compromis se trouve peut-être sous une pierre au fond des gorges de la Jogne, cet autre atout touristique de Charmey, qui en compte tant.