A la recherche, jeudi matin (tôt) d’un sujet à proposer à ma rédaction en chef, je tombe sur un article publié sur le site de Telebasel.ch. Il est daté du mardi 18 mai et on est le 20. Comprendre: c’est très vieux. Tentons le coup, on ne sait jamais, sur un malentendu… J’y vais donc de ma proposition.
Elle est en rapport avec la rencontre entre Karine Keller-Sutter et Ueli Maurer, le 18, au poste frontière de Rheinfelden, situé sur l’autoroute reliant la Suisse et l’Allemagne. La ministre de Justice et Police et son collègue des Finances et des Douanes se sont donné rendez-vous à cet endroit symbolique pour évoquer un point important de la lutte antiterroriste avant la votation du 13 juin. Ce point est lié aux attributions de la Police fédérale.
Une phrase qui retient toute mon attention et me replonge, telle l’odeur de l’Ovomaltine, dans les joies préadolescentes des cours d’allemand. Traduction? «"La police fédérale pourrait entrer des données sur des suspects dans le Système d’information Schengen, ce qui n’est pas possible aujourd’hui", a dit la ministre de la Justice à Telebasel.» Ok, et donc?
Et donc? Et la place du verbe à l’infinitif dans la phrase, c’est seulement pour les écoliers romands? Voilà, c’est ça, mon sujet. Je vais la faire courte. En français, on dit: j’aime manger du pain. En allemand: j’aime du pain manger. Le verbe à l’infinitif, «manger», est reporté en fin phrase. Or, dans la citation de Karin Keller-Sutter, l’infinitif, «registrieren», s'invite en milieu de phrase, contre tous les usages de la germanistique.
En l'espèce, et comme on l’a appris en classe à coups d’électrochocs, sitôt après avoir bu l’Ovo, englouti la tartine de confiture de mûre et quitté maman, le placement idoine de l’infinitif, c’est celui-ci: Die Bundespolizei könnte verdeckte Fahndungen im Schengener Informationssystem registrieren. «Registrieren» après «Schengener Informationssystem» et pas avant.
«Appelle Watson à Zurich (la rédaction germanophone)», m’a conseillé mon supérieur hiérarchique. J’ai appelé Petar (pas au hasard, je sais qu’il parle français). Mon sujet l’a bien fait rire. En gros, je découvre la Lune. Eh oui, les Suisses alémaniques, qui dans la vie courante parlent le «dialecte», le schwytzertütsch, s’affranchissent de certaines règles de grammaire allemande. J’ai cherché à savoir si c’était là pour nos compatriotes une manière de se démarquer des Allemands, je n’ai pas eu de réponse claire. J’en déduis que oui, ne serait-ce qu'un peu.
Le sujet est moins superficiel qu’il n’y paraît. Au Palais fédéral (c’est Petar qui me l’a dit), les personnes préposées au Bulletin officiel, réécrivent dans une langue et une grammaire impeccables, lorsqu’il y a lieu, les déclarations des élus faites aux tribunes du Parlement.
Les parlementaires et ministres romands n’échappent pas à la correctionnelle, bien sûr. Mais chez eux, c’est davantage l’expression qui sera retouchée. Tandis que c’est la grammaire et la syntaxe qui seront remises à l’endroit après le passage au micro de certains Alémaniques.
Et pour cause: l’intervention est pensée en dialecte, mais exprimée en allemand comme le veut l’usage confédéral. Or, nous glisse-t-on dans l’oreillette, tous les élus alémaniques ne maîtrisent pas à la perfection le Hochdeutsch, cette langue pas vraiment la même, pas vraiment une autre.
En tout cas, avons-nous appris de source sûre, les infinitifs repérés à mi-phrase dans les interventions orales en allemand, sont «systématiquement» renvoyés à la fin, leur place grammaticale attitrée, dans le Bulletin fédéral, le verbatim de la démocratie suisse. Parfois, confidence de scribe, des déclarations comportant un grand nombre de relatives et de subordonnées sont réaménagées «pour éviter de retrouver une ribambelle de verbes en fin de phrase». Une curiosité dont se délectent les lecteurs de l'auguste Neue Zürcher Zeitung en costume de lin à Venise.
Pendant ce temps, à Yverdon comme à Delémont, les écoliers romands apprenant l’allemand continuent d’appliquer la bonne vieille règle de l’infinitif relégué en bout de phrase, tournant huit fois dans leur bouche ce qu’ils vont dire avant de l’exprimer, comme s’ils se trouvaient face à deux fils électriques, dont l’un doit être coupé et l’autre surtout pas mon Dieu. S’ils savaient à quel point tout ça n’a pas beaucoup d’importance entre Sarine et Rhin.