Une informaticienne de 54 ans consulte sa doctoresse: depuis trois semaines, elle souffre de douleurs lombaires. Très limitée dans ses activités quotidiennes, elle ne trouve qu’un soulagement temporaire avec les antidouleurs. L’examen clinique ne révèle aucun signe alarmant. Mais la patiente craint une aggravation de sa protrusion discale, diagnostiquée il y a quelques années. Elle demande à recevoir une injection pour soulager sa douleur.
Ce cas est fictif, mais il illustre une situation courante dans les cabinets médicaux suisses. C'est le scénario qu'a présenté une équipe de recherche dirigée par la médecin Maria Trachsel à plus de 1200 généralistes suisses. La question centrale: comment traiteriez-vous ces patients?
Et le constat est préoccupant: la majorité des médecins interrogés opterait pour des examens diagnostiques inutiles, prescrirait des médicaments risqués ou conseillerait du repos – autant de pratiques contraires aux directives internationales.
Dans la revue Swiss Medical Weekly, les chercheurs mettent en garde: ces interventions engendrent des coûts inutiles. Elles augmentent aussi les risques de chronicisation des douleurs et les durées d’arrêt de travail. Les résultats montrent que les recommandations sans réelles raisons médicales sont plus fréquentes en Suisse romande et au Tessin qu’en Suisse alémanique.
Quatre adultes sur cinq souffrent de maux de dos au moins une fois dans leur vie en Suisse. Dans 85% des cas, la cause exacte reste inconnue, selon le Rapport sur le dos de la Ligue suisse contre le rhumatisme. Heureusement, dans neuf cas sur dix, les douleurs aiguës disparaissent d’elles-mêmes en moins de six semaines.
Les directives déconseillent donc tout examen d’imagerie en l’absence de signes d’alerte comme une paralysie ou un soupçon de tumeur. Le risque réel d’une pathologie grave de la colonne vertébrale est inférieur à 1%.
Des examens précoces comme la radiographie, l’IRM ou le scanner ne présentent aucun bénéfice prouvé. Pire: ils peuvent inquiéter les patients, notamment en révélant des anomalies sans lien avec les symptômes. Exemple: de nombreuses personnes présentent des disques intervertébraux endommagés sans jamais ressentir de douleurs. En outre, ces examens exposent inutilement le corps à des rayonnements.
Les opioïdes aussi sont à proscrire: selon la Société suisse de rhumatologie, ils ne doivent pas être prescrits en cas de lombalgies non spécifiques. Leur efficacité n’est pas démontrée, ils peuvent entraîner une dépendance, voire des overdoses mortelles.
L’association Smarter Medicine milite pour que seuls les traitements réellement bénéfiques pour la santé soient pratiqués. En collaboration avec plusieurs sociétés médicales spécialisées, elle publie des brochures et des listes d'interventions superflues dans divers domaines. Son président, Nicolas Rodondi, professeur de médecine de famille à l’Université de Berne, fait état d’un constat encourageant: trois quarts des médecins interrogés déclarent connaître les recommandations de Smarter Medicine.
Mais pourquoi n'appliquent-ils pas ces recommandations? La recherche ne s’est pas penchée directement sur cette question, mais le professeur avance plusieurs pistes: les jeunes médecins y sont généralement plus réceptifs, car elles font partie de leur formation. Ce n’était pas le cas des générations précédentes. Il ajoute:
Autre explication: la peur de passer à côté d’un diagnostic. Même si ce phénomène est moins marqué en Suisse qu’aux Etats-Unis, le risque juridique existe, selon Nicolas Rodondi:
Enfin, la pression des patients joue aussi un rôle. Beaucoup réclament une IRM ou une injection, et les médecins cèdent souvent à ces demandes. Pour Nicolas Rodondi, le problème réside dans le manque de temps:
Et pourtant, l’effort en vaudrait la peine: une consultation explicative coûte environ 30 francs, contre 500 francs pour une IRM de la colonne vertébrale. Selon certaines estimations, jusqu’à 20% des coûts de santé proviendraient d’actes médicaux inutiles.
Pour améliorer la situation, Nicolas Rodondi préconise trois leviers:
Ce dernier point pourrait être très efficace. Dans une étude américaine, des médecins ont été informés du nombre de transfusions sanguines qu’ils pratiquaient par rapport à leurs collègues. Résultat: le nombre de transfusions inutiles a chuté de 30%, simplement grâce au retour d'information.
Mais en Suisse, ce système serait aujourd’hui impossible: les données individuelles ne sont pas collectées. Nicolas Rodondi place ses espoirs dans le programme «Digisanté», avec lequel la Confédération veut faire progresser la numérisationdu système de santé:
Cela permettrait non seulement de réduire les coûts, mais surtout d’améliorer la qualité des soins pour les patients.
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder