Le sans-abrisme commence à figurer dans l'agenda public en Suisse. Pourtant, ce phénomène reste largement perçu comme un problème individuel plutôt que structurel. C'était le postulat de départ du premier forum intercantonal du sans-abrisme, qui a eu lieu le week-end dernier à Lausanne. Son objectif: mieux comprendre cette problématique et mettre en lumière les mécanismes sociaux qui la sous-tendent.
En effet, le sujet est souvent abordé de manière stéréotypée, avance Hélène Martin, professeure à la Haute Ecole de Travail Social et de la Santé de Lausanne et membre du comité d'organisation du forum.
Le forum fait état de lacunes concernant la perception du sans-abrisme. De quoi s'agit-il?
Hélène Martin: Le sans-abrisme est très varié et se compose de beaucoup d'expériences diversifiées. Pourtant, on en a souvent une vision superficielle, reposant essentiellement sur trois figures stéréotypées.
Lesquelles?
Il y a tout d'abord la vieille image du SDF, du vagabond. C'est une figure masculine, un homme, local, qui «tomberait» dans le sans-abrisme suite à des problèmes personnels, comme des addictions, une perte d’emploi ou une rupture familiale. Au fond, on considère qu'il est responsable de sa situation. Et comme il devrait bénéficier de l’aide sociale, c'est de sa faute s'il n'arrive pas à retrouver une vie normale.
A cette première image s'est rajoutée, il y a peu d’années, celle de la femme SDF. Il s'agit d'une figure similaire, mais féminisée. Elle serait particulièrement vulnérable, notamment dans l'espace public. C'est à nouveau une image très pathologisée et assez sexiste, dans la mesure où elle met en scène une femme à la rue qui est à la fois coupable et victime, de harcèlement et de relations sexuelles tarifées notamment.
Et qu'en est-il de la troisième figure?
Elle est le résultat d'un processus différent: l'altérisation. Les personnes sans-abri sont associées à des «autres», des «étrangers» pauvres. Les mendiants roms en sont un exemple typique: on considère presque que mendier serait dans leur «culture», alors qu’ils le font à défaut de trouver des emplois.
Ou, pire encore, par un processus de retournement de la culpabilité, ce serait eux qui nous menaceraient en amenant leur pauvreté en Suisse.
Voilà donc pour les clichés. Peut-on savoir qui ils sont vraiment?
Des chiffres globaux n'existent pas. La recherche européenne montre que les personnes les plus pauvres sont issues des classes sociales les plus défavorisées et que, parmi elles, il y a beaucoup des personnes racisées. Ce sont les plus vulnérabilisées sur le marché du travail et sur le marché du logement. Ce qu'il faut garder à l'esprit, c'est que la pauvreté émerge des structures sociales: les inégalités de classe, de sexe et les discriminations liées au racisme en particulier.
De quelle manière?
A travers des rapports de domination qui se traduisent dans des lois et dans des politiques à la fois locales, nationales et européennes. Prenons l'exemple des travailleuses et des travailleurs européens, qui se déplacent là où il y a du travail en vertu du droit de libre circulation. Du travail, il y en a en Suisse, notamment dans la construction et dans l’agriculture.
Par conséquent, elles ont de la peine à stabiliser leur statut de séjour, ne peuvent pas disposer d'un logement. Et elles n’ont pas accès à l’aide sociale parce qu’elles sont tenues de «disposer des moyens financiers nécessaires à leur séjour».
Quelle est la situation des migrants non européens?
Non seulement ces personnes n'ont pas droit à l'aide sociale, mais elles n'ont pas d'accès à notre marché du travail, car le droit au travail est contingenté et conditionné à l’établissement de la preuve qu’aucun ressortissant suisse ou provenant d’un pays de l’UE ou de l’AELE n’a le profil requis pour occuper le poste.
Cela n’empêche pas que des personnes vivent en Suisse depuis des années et y travaillent, de manière non déclarée, et donc sans aucun droit. On peut penser aux femmes qui exercent une activité dans le travail domestique, par exemple le ménage ou la garde des enfants.
Cette problématique touche-t-elle également des Suisses?
Bien entendu, il y a également des personnes, suisses ou disposant d’un droit de résidence en Suisse, qui ont théoriquement droit aux prestations de l’aide sociale, ce qui devrait les éloigner du sans-abrisme. Mais elles ne la demandent pas.
Elles décident donc de se débrouiller seules. D’autres craignent de perdre leur permis de séjour, parfois durement acquis, en raison de la condition de ne pas dépendre «durablement et dans une large mesure de l’aide sociale» à laquelle la prolongation de leur permis est soumise.
Comment le problème est traité en Suisse?
Le traitement du sans-abrisme en Suisse est très inéquitable, quand il n’est pas simplement ignoré. En raison du fédéralisme, chaque canton et chaque commune met en place ses propres structures, quand elles existent. Dans certains endroits, il n'y en a pas. Dans d'autres, il y a des programmes d’aide sociale, mais qui s'adressent à certaines catégories, par exemple aux personnes toxicodépendantes. Pour les gens qui sortent de ces cases, il n'y a parfois rien du tout.
Que se passe-t-il alors?
L'aide humanitaire, quand il y en a, prend le relais. On impose alors à ces personnes des logiques de survie, ce qui rend impossible de se projeter dans l’avenir. Le droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse est inscrit dans la Constitution, mais c’est un droit qui demeure donc très théorique ou à géométrie variable.
La Suisse est-elle touchée différemment par rapport au reste de l'Europe?
Les recherches menées en Europe montrent que le sans-abrisme a beaucoup augmenté et s'est beaucoup diversifié au cours de ces trente dernières années. C'est ce que l'on constate sur le terrain, ici en Suisse.
Pensez-vous que changer la perception de la population pourrait contribuer à améliorer les choses?
Psychologiser, pathologiser ou altériser le problème est une manière de s'en débarrasser, de dire «ce n'est pas notre affaire». Montrer que le sans-abrisme est produit par des rapports structurels, des rapports d’exploitation économique, qui sont également soutenus par des logiques sexistes, racistes et de colonialité, permet de faire comprendre qu'il s'agit d'un problème social ici et maintenant, dont il faut s'occuper ici et maintenant.