Pourquoi les Suissesses veulent «deux enfants, sinon aucun»
C'est bien connu, on fait de moins en moins d'enfants en Suisse. Et ce, depuis un certain temps déjà: notre pays est passé sous le seuil de renouvellement de la population, soit 2,1 enfants par femme, au début des années 1970. Depuis, malgré quelques fluctuations, le taux de fécondité ne cesse de diminuer.
Ce recul généralisé de la fécondité cache toutefois plusieurs tendances «paradoxales», révèle une récente étude de l'Université de Lausanne. Le modèle traditionnel de la famille à deux enfants reste solidement ancré, mais il se heurte à une part croissante de femmes choisissant de n'avoir pas d'enfants du tout.
«La norme de deux enfants s'est imposée progressivement en Suisse au sortir de la Seconde Guerre mondiale», retrace Valérie-Anne Ryser, co-autrice de l'étude. «D'abord chez les femmes ayant un niveau de formation plus élevé, puis dans toutes les autres couches de la société».
Ce modèle supplante progressivement les familles plus nombreuses. La diminution de la mortalité infantile, qui concernait encore encore 20 à 25% des enfants de moins d’un an vers 1875, a joué un rôle dans cette transformation, indique Jean-Marie Le Goff, l'autre co-auteur de l'étude.
De nouvelles normes d'éducation, telles que la soi-disant «parentalité intensive», ainsi que l'augmentation de l'activité professionnelle des femmes, contribuent à expliquer la chute de la fécondité. «Pour beaucoup de femmes, avoir un enfant implique de devoir renoncer à une carrière professionnelle, même de nos jours», souligne le chercheur.
Une norme encore puissante
Or, malgré son ancienneté et les difficultés qu'elle peut générer, cette norme reste très présente dans notre société. «Les statistiques montrent qu'environ la moitié des femmes souhaitent avoir deux enfants. Ce modèle, bien qu'en relative perte de vitesse depuis le début des années 2000, reste nettement le plus populaire en Suisse», relève Valérie-Anne Ryser.
«Pourtant, cela ne se traduit pas forcément dans la pratique: on constate qu’un certain nombre de couples n’auront pas d’enfants ou s’arrêteront après le premier», note la chercheuse. Une enquête de l'Office fédéral de la statistique, relative à 2023, le démontre: 55% des femmes de 20 à 29 ans souhaitent avoir deux enfants, mais «seules» 39% de celles ayant entre 50 et 59 ans y sont parvenues.
On observe donc un décalage entre les intentions et leur mise en pratique. «Les études montrent que le désir d'enfant reste très répandu chez les jeunes», insiste Valérie-Anne Ryser. Et d'ajouter:
En plus des contraintes professionnelles déjà évoquées, la chercheuse pointe également un changement des mentalités. «Aujourd'hui, on a une meilleure compréhension de ce que cela implique d'avoir des enfants, on est plus conscient des coûts et de la responsabilité qui en découlent».
Avant de passer à l'acte, il faut donc le bon appartement, le bon conjoint et une certaine stabilité professionnelle, liste Valérie-Anne Ryser. Ces prérequis se heurtent toutefois à la pénurie de logements, à un marché du travail de plus en plus brutal et à une augmentation de la précarité. «Il s'agit d'autant de facteurs qui vont contrarier la volonté, pourtant présente, d'avoir des enfants», complète-t-elle.
Mieux vaut aucun qu'un seul
Ces difficultés se retrouvent dans les chiffres, qui montrent que la part de femmes choisissant de ne pas avoir d'enfant continue d'augmenter. A l'heure actuelle, cette situation concerne environ 20% des femmes arrivées à la fin de leur vie reproductive, un pourcentage qui grimpe à 30% chez celles ayant fait des études supérieures.
En revanche, n'avoir qu’un enfant ne correspond que très rarement à une situation souhaitée: c'est le cas de moins de 10% des femmes. «Les préjugés entourant les enfants uniques restent très présents, bien qu'ils soient scientifiquement infondés», explique la chercheuse.
«Dans n'importe quel média ou publicité, les images montrent toujours des familles à deux enfants. Si possible, un garçon et une fille», complète Jean-Marie Le Goff.
C'est pour cette raison qu'aujourd'hui, les Suissesses ont «deux enfants, sinon aucun», résume le titre de l'étude. Les deux auteurs ont observé une tension croissante entre ces deux modèles, ce qui place les femmes devant un dilemme:
Les femmes sont encore désavantagées
Des politiques familiales adéquates peuvent jouer un rôle crucial à ce niveau, ajoute la recherche. En permettant aux femmes de mieux concilier le travail et la famille, ces mesures contribuent finalement à favoriser la fécondité.
Problème: «En Suisse, l'offre reste en deçà de la demande et des besoins à beaucoup de niveaux», affirme Valérie-Anne Ryser, en citant l'exemple des crèches. Elle ajoute que les congés parentaux tels qu'ils existent aujourd'hui ne permettent pas de distribuer équitablement la charge des enfants au sein du couple. «Par conséquent, les femmes restent encore désavantagées sur le marché du travail».
Bien sûr, ces politiques n'ont pas un effet immédiat, sans oublier que la décision d'avoir des enfants est très intime et ne repose pas que sur des critères objectifs, nuance la co-autrice de l'étude. «Mais des structures de garde adéquates, une plus grande flexibilité professionnelle, une meilleure égalité et la division de la charge parentale sont des facteurs clés si l'on veut améliorer la situation», assure-t-elle. Et de conclure: