Les Emirats arabes unis cherchent à nuire au Qatar. Rien de bien neuf quand on connaît l’inimitié qu’entretiennent ces deux rivaux de la péninsule arabique, voisins directs du géant saoudien. Mais voilà qu’une agence d’intelligence économique établie à Genève, Alp Services, dirigée par Mario Brero, surnommé le «roi des détectives», a travaillé pour les Emiratis, en échange, semble-t-il, de 5 millions de francs,
C’est là que des journalistes suisses et français auraient sans le savoir servi de courroies de transmission à ce jeu d’influence chapeauté par les services secrets d'Abu Dhabi. C’est ce que révèlent la RTS et Heidi.News en Suisse, Mediapart en France, des médias appartenant au consortium European Investigative Collaborations (EIC). Auparavant, l’hebdomadaire américain The New Yorker avait consacré un long article au même sujet.
Talon d’Achille du Qatar: ses liens avérés avec la confrérie des Frères musulmans, mouvement islamiste bien connu, dont le fondateur en 1928 n’est autre que le grand-père maternel des frères Hani et Tariq Ramadan, l’Egyptien Hassan al-Banna. Le guide spirituel de ces derniers, Youssef al-Qaradâwî, de nationalité égyptienne également, décédé en 2022, y avait trouvé refuge.
Ses prêches diffusés sur la Toile rencontraient un vif succès dans les diasporas sunnites. Certains d’entre eux, à connotation antisémite ou légitimant la violence à l'encontre des femmes, avaient fait scandale. Ce sont les relations sulfureuses du Qatar avec les Frères musulmans que les Emiratis, eux-mêmes tout sauf des démocrates modèles, entendaient mettre à profit.
Selon le site de la RTS, «Alp Services a compilé plus de 1000 noms, des adresses et parfois même des numéros de téléphone portable de personnes vivant en Suisse, en France, en Belgique, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Italie, en Allemagne et en Autriche», des données ensuite livrées aux services secrets d’Abu Dhabi.
Les opérations auraient commencé en 2017, d’abord sous le nom de code «Arnica». En Suisse, elles ont entre autres visé Tariq Ramadan, l’écologiste vaudois Pascal Gemperli, secrétaire général de l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM), l’activiste islamiste biennois Nicolas Blancho, un avocat présenté comme le défenseur en Suisse des Frères musulmans, ainsi qu’un homme d’affaires établi au Tessin, Hazim Nada, jetant le doute sur son entreprise, Lord Energy, qui a fait faillite.
C’est à la suite d’une fuite de données que le consortium de médias précité s'est emparé du dossier. Il apparaît que des journalistes suisses et français étaient en relation avec Alp Services, comme on peut l’être dans la presse avec des sources d’informations, en vue de la rédaction et publication d’articles, ce qui fut fait. L’un des journalistes, un Suisse alémanique, a cependant rédigé «entre 2018 et 2020 huit rapports pour Alp Services contre rémunération. Ils concernaient des islamistes et des présumés terroristes», précise le journaliste à la RTS.
Un journaliste romand a également obtenu des informations d’Alp Services. Il s’en est servi pour écrire des articles, comme l’escomptait l’agence de détectives genevoise agissant pour son client émirati. Ce journaliste se défend d’avoir perçu une quelconque rémunération et affirme n’avoir rien su du «deal» entre son informateur et les services secrets d’Abu Dhabi.
En France, un journaliste du Point, un autre d’Europe 1, auparavant à Valeurs Actuelles, ont également bénéficié de «tuyaux» fournis par Alp Services.
L'ironie dans l'affaire, c'est que les locaux d'Alp Services, situés dans le quartier des Eaux-Vives, sont voisins du Centre islamique de Genève dirigé par Hani Ramadan et fondé par son père Saïd, le gendre de Hassan al-Banna.