«Offre-toi quelque chose de beau». Cette phrase, prononcée par sa mère, résonne encore en elle. En 1985, alors qu'elle vient de terminer ses études de médecine et débute dans l'industrie pharmaceutique, Maja Meier* (nom d'emprunt) ne sait pas encore comment dépenser son salaire. «Offre-toi quelque chose», lui conseille sa mère, sans aucune arrière-pensée.
Bien que son père ait toujours exigé d'excellentes notes, son foyer restait empreint d'affection. Il appréciait les chaussures Bally, tandis que sa mère se parait de manteaux de marque. A l'époque, la mode ne l'intéressait pas.
Jusqu'à ce que, cette année-là, un déclic change tout. Ce bouleversement marquera sa vie jusqu'en 2014, la laissant avec un entrepôt rempli de vêtements et plus d'un million de francs de dettes. D'abord hospitalisée pour un burnout, les médecins découvrent vite que le problème est plus profond. «D'autres ont des amis, moi j'ai mes vêtements», avoue-t-elle un jour à sa psychiatre.
Selon l'Office fédéral de la santé publique, 8% de la population présente un comportement d'achat problématique, et environ 5% - soit 450 000 personnes en Suisse - souffrent d'oniomanie, une véritable dépendance aux achats. A titre de comparaison, l'alcoolisme touche entre 250 000 et 300 000 personnes.
Le cas de Maja Meier illustre bien cette addiction méconnue. «Le shopping est l'un des comportements les plus ancrés dans notre société de consommation», explique Renanto Poespodihardjo, psychologue et directeur du centre des maladies de la dépendance aux cliniques psychiatriques universitaires de Bâle. Contrairement à l'alcoolisme ou au jeu, peu de gens le considèrent comme une maladie.
«Certaines personnes l'ont sûrement remarqué à l'époque», reconnaît Maja. Lors de ses voyages d'affaires, elle profitait de l'absence de ses collègues pour remplir ses sacs de vêtements de luxe dans les aéroports de Copenhague, Rome ou Barcelone.
Ses excès interpellent. Une collègue, lors d'une virée shopping, s'inquiète de ses nombreux achats. Une vendeuse lui demande même si Maja a besoin de «tout ça», mais elle ne perçoit pas ces signaux d'alarme. Elle est même élue employée la mieux habillée de son entreprise, et les vendeuses de la très chic Bahnhofstrasse de Zurich lui font la bise.
«Ce qui me manquait, en fait, c'était des amis», réalise-t-elle avec le recul. En dehors du travail, elle n'a que peu de relations. Son père reste son confident, lui assurant qu'elle n'est pas «accro» et l'aidant financièrement, sans vraiment poser de questions.
Après son burn-out, elle est hospitalisée trois mois à Bâle, sous la supervision du Dr Poespodihardjo. On lui retire ses magazines de mode, et ses tenues sont choisies au hasard par une infirmière.
En 2015, elle quitte la ville pour un village de 3000 habitants, cherchant à ralentir son rythme et freiner son addiction. Elle tient un an. Mais à la mort de son père, «la fille à papa» rechute. Heureusement, la thérapie et les groupes de soutien l'aident à limiter les dégâts.
En 2020, après des années de combat judiciaire, elle obtient une pension d'invalidité et un versement rétroactif qui lui permet de rembourser la majeure partie de ses dettes. Ce n'est pas sa dépendance aux achats qui a pesé dans la balance, mais sa spondylarthropathie, une maladie auto-immune attaquant ses articulations.
Aujourd'hui, à 65 ans, elle peine à marcher, mais affiche toujours une allure soignée: veste rouge coordonnée à sa robe, foulard et lacets assortis, jusqu'aux chaussettes ornées de strass.
Autour d'un café, elle partage son quotidien. Elle choisit une part de gâteau pour se donner du courage et avale 50 grammes de Voltaren Rapid pour calmer ses douleurs. Désormais, elle préfère les vêtements d'occasion ou les bonnes affaires. Mais l'omniprésence de la publicité et des boutiques en ligne rend l'abstinence difficile.
«Je n'ai jamais appris à gérer l'argent», avoue-t-elle. Un curateur veille sur ses finances et lui attribue une somme fixe chaque mois. Les fins de mois restent tendues. L'ancienne jet-setteuse se décrit aujourd'hui comme une «artiste de la vie». Plutôt que d'arpenter les boutiques, elle préfère se promener en forêt et cultiver ses relations.
(Traduit de l'allemand par Valentine Zenker)