La Suisse abrite au moins 4175 restes humains, en majorité des crânes, qui ont été acquis dans des contextes coloniaux. C'est ce qui ressort d'une étude inédite de l'Université de Lausanne (UNIL), réalisée auprès des musées et collections du pays.
Ce premier «état de lieux» sur la question a été mené sous la forme d'un questionnaire. Sur les 34 institutions contactées, 26 ont répondu, indique l'UNIL dans son rapport, publié vendredi.
Il en ressort que sur les 4175 ossements recensés, près de 4000 sont regroupés dans trois musées bâlois et zurichois: le Musée d'histoire naturelle et le Musée des cultures, tous deux à Bâle, ainsi que le Musée d'anthropologie de l'Université de Zurich. Côté romand, c'est à la Faculté des sciences de l'Université de Genève que se concentrent le plus de restes humains, soit au maximum 200.
Par rapport à d'autres pays européens, et notamment aux anciennes puissances coloniales, ce nombre de 4175 est jugé «remarquable» par les auteurs de l'étude. Et d'autant plus que la Suisse n'a jamais disposé de colonies dirigées par l'Etat, écrit l'UNIL.
L'origine exacte de ces ossements, ainsi que la manière dont ils sont arrivés en Suisse, sont peu connues.
Le cas de Bâle, où une partie des collections a été examinée de plus près, indique toutefois, selon l'évaluation, que les intérêts de recherche individuels des chercheurs en sciences naturelles et des chercheurs dits «raciaux» de l'époque, ainsi que des directeurs de musées, ont joué un rôle important.
A Bâle, il s'agissait de Paul (1856-1929) et Fritz Sarasin (1859-1842). Pendant des décennies, ils ont dominé la recherche biologique et, avec leurs mesures et comparaisons de crânes, l'anthropologie raciale dans la région du Rhin. Ils ont également exercé une influence considérable dans le reste de la Suisse et en Allemagne.
Selon l'historien lausannois et coauteur du rapport, Bernhard Schär, les Sarasin ont été pour ainsi dire les seuls à appliquer la théorie de l'évolution à l'anthropologie raciale à partir des années 1880 et à développer de nouvelles méthodes à cette fin. Ces questions et méthodes ont été reprises par d'autres, radicalisées et finalement mises au service de la politique raciale nazie.
Outre Bâle, Zurich et Genève ont également été d'importants centres internationaux pour la recherche dite raciale pendant la période coloniale au XIXe siècle et jusqu'au XXe siècle.
Parallèlement à l'étude des crânes provenant des colonies, on a commencé à mesurer les crânes de la préhistoire suisse, en particulier ceux de l'époque des palafittes et ceux provenant des ossuaires des cantons catholiques, a expliqué Bernhard Schär à Keystone-ATS.
Eugène Pittard, un ami et contemporain des Sarasin et professeur d'ethnologie à Genève, a ainsi obtenu son doctorat avec une étude anthropologique raciale sur des crânes provenant du Valais.
Autre constatation? La Suisse a acquis des restes humains du monde entier, contrairement aux puissances coloniales qui se concentraient sur leurs propres colonies. Pour l'UNIL, cela met en évidence une chose:
Cela montre aussi «le rôle central» des instituts de recherche helvétiques dans la «recherche raciale» coloniale à l'époque, note l'UNIL, précisant toutefois que ces questions nécessiteraient des investigations plus approfondies.
L'UNIL rappelle qu'en 2007, l'ONU a réaffirmé le droit des peuples autochtones à accéder aux vestiges de leurs ancêtres. Et qu'un rapport de 2020 a recommandé de créer «davantage de transparence sur le sort des restes humains et sur les possibilités de restitution.»
L'UNIL formule ainsi quelques recommandations. L'Office fédéral de la culture (OFC) devrait «élargir» et «faire clairement» apparaître son soutien à la recherche sur la provenance des restes humains, en complément de celle portant sur l'art spolié à l'époque nazie et sur les biens culturels issus de contextes coloniaux ou archéologiques.
Les chercheurs de l'UNIL recommandent aussi la création d'une plateforme publique, sur laquelle les personnes pourraient savoir si des dépouilles de leurs ancêtres se trouvent en Suisse. (mbr/ats)