C'est un connaisseur de la Turquie qui, lors d'un entretien avec CH Media, laisse échapper la remarque suivante: certains demandeurs d'asile turcs auraient fait croire aux autorités suisses qu'ils étaient des partisans du prédicateur turc Fetullah Gülen et qu'ils étaient donc poursuivis. Pour cela, ils auraient présenté des «preuves» qu'ils se seraient procurées auprès de fonctionnaires turcs corrompus. Pour rappel, le gouvernement de l'autocrate de longue date Recep Tayyip Erdogan considère le mouvement Gülen comme une organisation terroriste et le tient pour responsable de la tentative de putsch avortée du 15 juillet 2016.
Après l'Afghanistan, le deuxième plus grand nombre de demandes d'asile (5762 jusqu'à fin octobre) provient de personnes originaires de Turquie. Le soupçon que certains d'entre eux obtiennent frauduleusement le statut de réfugié grâce à des mandats d'arrêt fictifs est lourd.
Ayaz* (prénom d'emprunt), un réfugié turc reconnu travaillait auparavant pour la justice de son pays natal et s'est réfugié en Suisse après avoir purgé une peine de prison de plusieurs années pour une prétendue appartenance à un groupe terroriste dans son pays.
Après un court séjour en Suisse, Ayaz maîtrise couramment la langue locale. Il raconte ce qu'il a vécu pendant sa procédure d'asile et notamment les fois où il a été approché par – selon lui –, des migrants économiques turcs d'ethnie kurde, cherchant, eux aussi, à obtenir de faux mandats d'arrêts par le biais de fonctionnaires turques corrompus contre de l'argent.
Il dit avoir rejeté avec indignation leur offre. Quelques mois plus tard, il a appris qu'ils avaient réussi à obtenir l'asile – grâce à des mandats d'arrêt fictifs. Ils y étaient présentés comme des membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), interdit, ce qu'ils ne sont pas en réalité. Ils sont apparemment arrivés à destination par l'intermédiaire d'un bureau en Suisse qui connaît des avocats turcs corrompus qui les mettent en contact avec des procureurs turcs corrompus. Coût de la falsification présumée de documents? Plusieurs milliers de francs.
Les demandeurs d'asile ont donc présenté des documents authentiques pour leur prétendue persécution, signés par le personnel judiciaire compétent. Dès que la demande d'asile est acceptée, les mandats d'arrêt sont effacés de la base de données de la justice turque. Selon Ayaz, les autorités suisses ne peuvent pas vérifier que le contenu des mandats d'arrêt est inventé, car les détails à ce sujet sont confidentiels. Seuls les personnes concernées et leurs avocats pourraient les consulter.
On ne sait pas combien de réfugiés turcs en Suisse obtiennent le statut de réfugié grâce à l'astuce des mandats d'arrêt fictifs. Mais le Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM) affirme pouvoir démasquer la supercherie: «Nos spécialistes, qui analysent ce type de documents, peuvent clairement prouver les manipulations auxquelles vous faites allusion», déclare le porte-parole Daniel Bach. Pour éviter que les fraudeurs sachent éviter le piège, le SEM ne révèle pas comment et depuis quand ils y parviennent.
L'évolution du taux de reconnaissance des demandeurs d'asile turcs est intéressante. En 2021, il était encore de 86,6%. Entre-temps, il est tombé à 50,3%. Cela signifie que seul un demandeur d'asile turc sur deux est reconnu comme réfugié. Selon Daniel Bach la baisse du taux de reconnaissance s'explique: après le putsch de 2016, un nombre proportionnellement plus élevé de Turcs auraient demandé la protection de la Suisse pour des raisons relevant de l'asile. Mais ces derniers mois, le profil des demandeurs d'asile turcs a considérablement changé et le nombre de demandes abusives a augmenté.
Une question reste toutefois en suspens: les autorités suisses ont-elles auparavant accueilli beaucoup plus de Turcs en tant que réfugiés parce qu'elles ne reconnaissaient pas les documents manipulés comme tels? Des centaines de Turcs ont-ils obtenu l'asile à tort? Ce n'est évidemment pas le cas, affirme le porte-parole.
Il existe une pratique établie contre les demandes abusives, ajoute Bach. Cela vaut également pour les documents manipulés, de plus en plus souvent constatés dans les procédures d'asile de requérants turcs.
Le SEM n'examinera donc pas de manière globale si des Turcs ont auparavant obtenu frauduleusement un droit de séjour grâce à des documents manipulés. Il ne lance une procédure de révocation de l'asile que s'il existe des indices concrets d'abus. Cette année, le SEM a retiré le statut d'asile à 120 personnes, dont 8 Turcs. Il n'enregistre pas les raisons exactes de ces révocations. On ne sait pas si les faux mandats d'arrêt ont joué un rôle pour les Turcs concernés.
Le commerce des documents fictifs fait également parler de lui dans les médias turcs. Dans une interview avec la présentatrice Nevşin Mengü, bien connue en Turquie, le journaliste Ruşen Takva parle d'un modèle commercial lucratif dont le centre se trouve dans la province d'Agri. Contre beaucoup d'argent, les Turcs désireux de migrer reçoivent de la part de réseaux criminels de faux mandats d'arrêt ou de perquisition, par exemple pour terrorisme ou insulte au président.
Avec ces documents prêts à l'emploi, fabriqués pour une procédure d'asile réussie, ils seraient envoyés en Europe ou aux Etats-Unis. Les réseaux criminels recommandent à leurs clients de se faire passer pour des activistes kurdes, des membres du mouvement Gülen ou des personnes LGBTQ persécutées.
Il est indéniable que la situation des droits de l'homme en Turquie s'est détériorée ces dernières années. Au royaume d'Erdogan, il suffit de peu pour être accusé d'appartenir à une organisation terroriste. Entre 2016 et 2020, la justice a ouvert près de 1,6 million de procédures à cet égard.
Dans le cadre d'une vague de purges, le régime a écarté des centaines de milliers de personnes de la fonction publique, dont des enseignants, des juges, des procureurs et des officiers de police. Dans le dernier classement de la liberté de la presse de Reporters sans frontières, la Turquie se retrouve à la 165ᵉ place sur 180, derrière la Russie et juste devant l'Erythrée et l'Iran.
(Traduit et adapté par Chiara Lecca)