Les visages sont rayonnants. Il y a d’abord le bronzage et le sourire éclatant du très dynamique président de la Confédération Adolf Ogi, ministre des Transports, des Communications et de l’Energie, serrant la main du chancelier allemand Helmut Kohl dont il n’égale toutefois pas l’imposante stature. A côté de lui, affichant une bonne humeur appliquée, les conseillers fédéraux Kaspar Villiger et Flavio Cotti.
La scène est immortalisée à l’entrée du manoir du Lohn, situé à Kehrsatz près de Berne, qui sert d’hôtel au Conseil fédéral. C’est là que depuis des décennies, notre gouvernement reçoit des personnalités de haut rang venues du monde entier. Ce 18 octobre 1993, on reçoit le chancelier de l’Allemagne réunifiée: Helmut Kohl, poids lourd de la politique européenne post-guerre froide.
Le chancelier Kohl se décrit comme un «ami de la Confédération» et la Suisse a un urgent besoin d’amis. Le 6 décembre 1992, ses citoyens ont refusé l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE). Le Conseil fédéral s’était pourtant prononcé en faveur de cette adhésion, un premier pas vers une plus grande intégration du pays dans une communauté européenne en expansion.
A l’automne 1991, les sept sages avaient qualifié l’adhésion de la Suisse à l’UE d’«objectif stratégique», ce que le non à l’EEE remet en question de façon radicale. En 1993, il appartient au Conseil fédéral de convaincre – bien à contrecœur – Bruxelles et les Etats membres de considérer la Suisse au moins temporairement comme un cas particulier de l’intégration européenne.
La rencontre du 18 octobre fut organisée au mois d’août, en marge d’un séjour privé d’Helmut Kohl au festival du film de Locarno. Les entretiens avec la délégation du Conseil fédéral eurent lieu à huis clos, ce qui était extraordinaire. Ni collaborateurs ni diplomates ne consignèrent ce qui fut discuté avec le chancelier allemand.
Les archives ne contiennent que quelques notes prises au vol par le président de la Confédération Adolf Ogi. Le conseiller fédéral Villiger évoquera l’entretien sans autres précisions dans son autobiographie. On discuta de l’intégration européenne et du rôle de l’Allemagne, mais évidemment aussi de la situation de la Suisse. Dans sa lettre de remerciement adressée au chancelier Kohl, Ogi précisera une fois encore les priorités de notre pays dans le cadre de futures négociations bilatérales avec l’UE.
Il s’agissait d’inciter l’UE à proposer des conditions aussi avantageuses que possible pour un traité bilatéral dans le cadre de négociations sectorielles, ce qui n’avait pas été prévu par l’Europe. Après la chute du rideau de fer en 1989/1990, tous les pays d’Europe aspiraient à devenir membres de l’UE. En tout premier lieu, les partenaires neutres de la Suisse – Autriche, Suède, Finlande – tous membres d’une Association européenne de libre-échange AELE qui contribuera à leur intégration dans l’UE.
Indépendants depuis peu, les Etats d’Europe centrale et d’Europe de l’Est voulaient aussi rejoindre l’UE. Malgré toute sa sympathie pour les particularités de la Confédération, le chancelier Kohl considérait le renoncement de la Suisse à une procédure d’adhésion à la CE comme un manque de perspicacité. Et de rappeler lors de la rencontre au manoir du Lohn que «cette bravade de la Suisse n’apporte rien à long terme».
Au mois de juin, entendus par la commission de la CE à Bruxelles, le ministre des Affaires étrangères Flavio Cotti et le ministre de l’Economie Jean-Pascal Delamuraz résument ainsi leur argumentation: «la voie bilatérale est aussi provisoire qu’insuffisante» et l’objectif reste plus que jamais l’adhésion à l’UE, mais c’est justement à cause de cela qu’il est important que la CE «donne d’elle-même une image conciliante à la Suisse» en acceptant des négociations bilatérales.
Les membres du Conseil fédéral répétèrent ce mantra tout au long de l’année 1993 à l’occasion d’une quantité de rencontres sans précédent avec des politiciens européens de premier plan. Le président de la Confédération Adolf Ogi en fit de même au mois de janvier à l’occasion du World Economic Forum (WEF) à Davos et au printemps en compagnie des conseillers fédéraux Cotti et Delamuraz lors de la visite de travail du premier ministre britannique John Major à Berne.
Au mois de juin, Adolf Ogi est reçu à l’improviste par le président français François Mitterrand au palais de l’Elysée pendant son séjour à Paris. En retour, Adolf Ogi l’invite à une visite de son fief de l’Oberland bernois, où il l’accueille le 3 décembre par ces mots, si représentatifs de son franc-parler: «Monsieur le président, vous aimez la Suisse et les Suisses vous aiment».
Le 9 novembre, le Conseil des affaires étrangères de la CE décide d’entrer en matière sur les propositions de négociations de la Suisse. Un premier obstacle est ainsi franchi. Le conseiller fédéral Flavio Cotti, à la tête du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) constate en évoquant cette détente des relations avec Bruxelles que «même s’ils n’en étaient pas toujours les amis, de bons défenseurs de la Suisse s’étaient engagés en sa faveur au sein de la CE.»
Un soutien loin d’être une évidence. Les Etats membres du sud de la communauté européenne exercèrent en effet une forte pression sur la Suisse. Lors du WEF, le premier ministre du Portugal Aníbal Cavaco Silva avait déjà fait part à Adolf Ogi de sa déception quant au non à l’EEE et lui fit comprendre qu’il attendait maintenant de la Suisse «quelques gestes, par exemple en matière de regroupement familial (travailleurs immigrés) et de cohésion».
Lisbonne profita de la position demanderesse de la Suisse, utilisant l’affaire de l’exportation vers le Portugal de quelques milliers de tonnes de scories par une entreprise suisse comme levier par rapport aux bilatérales. L’ambassadeur Franz von Däniken, diplomate en chef du DFAE, reconnut que si l’exportation de déchets industriels représentait bel et bien un problème, «placer une telle question au centre des relations bilatérales avec un autre Etat d’Europe de l’Ouest soi-disant ami et vouloir le résoudre par une attitude proche du chantage en invoquant les préoccupations de la Suisse en matière de politique d’intégration trahit un style inadéquat et un manque de discernement.»
C’est avec l’Espagne que les négociations furent les plus dures en matière de bilatérales Suisse–CE, Madrid profitant de la faiblesse de Berne pour obtenir des concessions sur les demandes d’exportations agricoles espagnoles: fromage, viande et alcool, ainsi que pour discuter d’une amélioration du statut des travailleurs immigrés espagnols en Suisse. A la mi-décembre, le président de la Confédération Adolf Ogi se rend à Madrid, à l’invitation du roi d’Espagne pour entamer un renouveau constructif des relations bilatérales avec le président du gouvernement Felipe González.
A la fin de l’année, la voie semble donc enfin libre aux négociations bilatérales entre la Suisse et l’UE dans certains secteurs: économie, transport, recherche, libre circulation des personnes, commerce agricole. Mais le chemin restera long jusqu’à la conclusion des accords bilatéraux I en 1999. Ce qui s’est passé ensuite sera révélé dans des dossiers qui seront accessibles au public le 1ᵉʳ janvier 2025.