Seules 3 heures 13 de train séparent Paris de la gare de Genève, mais on a parfois l'impression que la Suisse pourrait tout aussi bien se trouver au milieu de l'Antarctique. Accueillir un président français sur nos terres pour un voyage d'Etat officiel est un plaisir rarissime, qui se reproduit tous les 25 ans en moyenne.
Trouille d'entendre du Schwiizerdüütsch écorcher leurs oreilles délicates, de boire de la piquette neuchâteloise ou de se voir servir un riz casimir? On ne sait pas trop ce qui décourage les chefs d'Etat de l'Hexagone. Reste que seuls quatre d'entre eux ont osé franchir le pas depuis 113 ans. Emmanuel Macron, ce novembre, sera le cinquième.
Pourtant, ceux qui ont osé franchir le cap ont semblé apprécier l'expérience. On vous raconte.
Armand Fallières, élu en 1906, est le premier à oser se frotter aux irréductibles Helvètes. Le huitième président de la IIIe République, un bonhomme «jovial» à la bedaine replète et à la moustache majestueuse, a effectué un bref passage par la Suisse en août 1910. Et d'emblée, il était prévenu:
Au programme? Une petite sauterie à l'ambassade de France à Berne, un premier banquet au Bernerhof en présence d'une soixantaine d'invités et du président de la Confédération Robert Comtesse himself, suivi d'un second banquet à Interlaken le lendemain. On ne sait rien des mets servis à table - juste que celle-ci était en forme de «fer à cheval», selon L'Impartial.
Catastrophe ferroviaire de Saujon oblige, Armand Fallières sera forcé d'écourter sa visite, mais la presse de l'époque conclut à une rencontre «cordiale».
Il est donc curieux que la Suisse ait dû attendre 73 longues, très longues, années avant de recevoir à nouveau un président français. Ni Charles de Gaulle (malgré de lointaines origines suisses), ni aucun de ses successeurs sous la VIe république, de Georges Pompidou à Valéry Giscard d’Estaing, ne nous firent les honneurs de leur présence.
Quelle n'est pas la surprise du socialiste François Miterrand, arrivé au pouvoir en 1981, lorsqu'on l'informe de ce faux pas diplomatique. Très chamboulé face à ce qu'il considère comme une «injustice flagrante envers un pays ami de la France», il fait savoir à son personnel diplomatique qu'il aimerait bien se rendre en Suisse.
En avril 1983, c'est chose fête. Euh, faite. Car pour accueillir cet hôte d'honneur comme il se doit, les autorités fédérales mettent les petits plats dans les grands. Tapis rouge, tapis vert, parades militaires, vol en hélicoptère, fanfare et tout le toutim. Sans oublier un déjeuner en grande pompe à l'Hôtel du Peyrou, à Neuchâtel, fief du conseiller fédéral Pierre Aubert.
Au menu? Un repas très «classique». Exception faite du dessert. Une véritable bombe en puissance. Soufflé glacé à l'absinthe, un alcool alors encore totalement prohibé, en Suisse comme en France.
La légende raconte que le 15 avril, le président français, trop absorbé par la lecture des archives de Jean-Jacques Rousseau à la Bibliothèque de Neuchâtel, n'aurait pas vu le temps passer. Quand il se pointe finalement avec sa suite au restaurant, l'heure est très avancée. Panique en cuisine. Il va falloir expédier le repas rapidement. On décide donc de sauter le fromage pour passer immédiatement au dessert.
Il aurait peut-être mieux valu que les officiels quittent la table avant d'y avoir goûté. Loin de retomber, le soufflé servi à la dernière minute provoque un scandale d'Etat. Servir une substance illégale à un président de la République? Voilà qui est plutôt osé de la part de la petite Suisse très fière de sa neutralité!
Trois jours plus tard, les autorités helvétiques débarquent en force à l’Hôtel DuPeyrou, à la recherche de la «Fée verte». La bouteille reste introuvable. Il n'empêche. Le cuistot téméraire finit au tribunal pour infraction à la loi fédérale sur l’absinthe. Lors de son procès, il affirme pour sa défense qu'il avait remplacé l'alcool interdit avec du pastis.
L'intrépide sera condamné pour escroquerie à une peine de quatre jours avec sursis et à 500 francs d’amende. Il sera finalement acquitté en 1985, après avoir fait appel. La liqueur maudite, elle, ne sera réhabilitée en Suisse que 20 ans plus tard, en 2005.
L'incident aura au moins le mérite de marquer François Mitterrand, puisque, que quelques années plus tard, en visite chez Pierre Aubert, avec lequel il entretient des relations amicales, il s’enquiert avec humour:
Marqué, mais pas traumatisé, François Mitterrand reviendra au moins à huit reprises durant ses deux septennats, pour des visites un peu moins protocolaires. En septembre 1989, de passage par le Valais, il ne manque pas de déclarer sa flamme au vin blanc valaisan, «au goût très fort dans sa subtilité du terroir».
Certainement moins fan du terroir suisse que son prédécesseur, Jacques Chirac, lui, n'a jamais caché ce qu'il pensait de nos spécialités. Notamment lors d'un discours prononcé au moment du fromage, lors de sa première visite officielle, en 1998:
Et ce n'était pas sa première pique.
Flash-back: nous sommes en 1996. Le président français doit prononcer un discours à Genève, à l'occasion d’une séance du Bureau international du travail. Quelques minutes après le passage sur scène du conseiller fédéral tessinois Flavio Cotti, Jacques Chirac prend la parole. Avant de s’interrompre brusquement, pour se pencher vers un conseiller et lui demander:
Il faut croire que le ministre des Affaires étrangères ne lui en a pas tenu rigueur, puisque les deux hommes se retrouveront deux ans plus tard, lors de la visite d'Etat de Jacques Chirac à Berne. Au menu des discussions, entre les hors d’oeuvres, les accords bilatéraux et les travailleurs transfrontaliers: le champagne, dont le village vaudois éponyme revendique le nom pour son vin. La Suisse finira par céder sur la question de l’appellation.
Des divergences qui n'empêcheront guère les deux voisins d'entretenir des rapports chaleureux tout au long des deux mandats présidentiels de Chirac. Lequel se fera un point d’honneur à rencontrer chaque nouveau président de la Confédération, le plus souvent au palais de l’Elysée. Faut dire que le fromage y est meilleur.
Les choses se gâtent sous la présidence de Nicolas Sarkozy, à partir de l’automne 2008. Il est un autre produit du terroir suisse qui met le président républicain en horreur: le secret bancaire helvétique et le soi-disant laxisme de Berne dans la lutte contre l'évasion fiscale.
L'ancienne conseillère fédérale n'a pas tout à fait tort. Entre les critiques acerbes, les moqueries et les faux plans, le quinquennat de Nicolas Sarkozy n'a pas été que douceurs entre la France et la Suisse. Si bien qu'il faudra attendre l'élection de son successeur, François Hollande, pour voir à nouveau un président français fouler le sol helvétique.
Au terme de trésors de diplomatie, le dégel des liens franco-suisses est définitivement acté en avril 2015. François Hollande est alors le premier président français depuis 17 ans à venir nous faire un coucou.
Seul incident de parcours sur cette trépidante tournée de deux jours entre Zurich, Berne et Lausanne: un pauvre soldat tombé dans les pommes, dont les photos feront le tour des médias européens.
La visite s'achèvera comme le veut la coutume, au Bernerhof. Et si on a épargné à François Hollande le test délicat du riz casimir, il n'échappera pas aux macaronis du chalet et à la viande braisée au vin du Tessin, accompagnée de polenta.
Quelques heures avant l'arrivée d'Emmanuel Macron, le mystère reste quasiment entier sur les détails de sa visite. A l'exception de son passage par Berne mercredi puis par l'Université de Lausanne jeudi, rien n'a filtré sur les délices qui l'attendent. De l'ananas et des cerises flambés à l'absinthe, peut-être?