On a mangé chez le cuisinier suisse de l'année: voici ce qu'il vit «très mal»
Connaissez-vous le totché, la fameuse tarte jurassienne à la crème et à la pâte salée? Si vous n’avez pas de grand-mère dans la région, il y a peu de chance. A moins de glisser quelques centaines de francs dans votre portefeuille et de prendre la route pour Le Noirmont...
Ce village du Jura, posé sur la route principale entre Delémont et La Chaux-de-Fonds, près de Saignelégier, compte à peine 1950 habitants. Mais il abrite une demi-douzaine de restaurants – dont la Maison Wenger, dirigée par Jérémy Desbraux. Et c’est là, dans ce temple de la haute gastronomie, que le tout nouveau «Cuisinier de l’année» sert sa version du totché.
De l’amuse-bouche aux douceurs servies avec une goutte de Damassine, tout a un goût de reviens-y. La nomination de Jérémy Desbraux comme «Cuisinier de l’année 2026» par le GaultMillau est parfaitement logique – et tombe à point.
L’hiver dernier, le restaurant a été entièrement rénové: un décor chic, légèrement bling-bling, typique de ces maisons d’exception. Mais dans les assiettes, rien de superficiel – et surtout, rien d'ostentatoire.
Un chef qui se promène avec sa toque
A peine l’établissement en vue, on aperçoit le maître des lieux. Difficile de le reconnaître de loin, mais qui d’autre qu’un «Cuisinier de l’année» se promènerait en plein jour dans la rue, toque géante sur la tête, sans qu’on le prenne pour un fou? Il faut un tempérament comme celui de Jérémy Desbraux pour se le permettre.
Jérémy Desbraux parle vite, avec un accent chantant et sans détours. Un Français débordant d’assurance. Il entre dans sa cuisine le matin comme un torero dans l’arène – sauf qu’il ne tue pas, il crée. Du grand art. A ses côtés, son épouse Anaëlle Roze gère la salle avec une tranquillité déconcertante. Ensemble, ils forment un duo redoutable.
Avec deux étoiles Michelin, 18 points GaultMillau et désormais le titre de «Cuisinier de l'année», la consécration n'est pas loin. Et peut-être bientôt... une troisième étoile?
Le chef cuisinier en sourit.
Tout semble pourtant prêt pour ce pas de plus.
Le chef prend des risques calculés. Homard, foie gras, huîtres? Pas forcément. Lors de notre passage à la mi-septembre, les seuls mollusques qu'il sert sont des moules. Pourquoi ce choix apparemment modeste? «Parce que les clients aiment ça», répond-il simplement. Dans ce plat accompagné d’un jus de ratatouille, chaque saveur se distingue clairement. Aucun artifice.
Produits d'ici et de là-bas
Jérémy Desbraux traite artichauts ou haricots avec la même approche: précision, sincérité et une touche de poésie. Les haricots de Vinzel, finement émincés et relevés d’une vinaigrette, reposent sur une mousse de bourgeons de sapin cueillis sur les hauteurs du Doubs – un hommage à la région. Mais pour d’autres produits, il n’hésite pas à voyager: les cœurs d’artichaut confits «à la barigoule» viennent de Bretagne.
Le chef nous confie qu'il peut se passer de beaucoup de produits, mais pas des oeufs ni des produits laitiers. Et quand arrive l’œuf poché déguisé en mystérieux champignon, on lui en sait gré.
Est-il condamné à la perfection? Jérémy Desbraux avoue: «J’aime la perfection, je la cherche même. Quand j’ai découvert la gastronomie et que j’ai gravi les échelons, j’ai compris que j’aimais la rigueur, les règles». Et si quelque chose ne fonctionne pas?
Aujourd’hui, il sait qu’il faut apprendre à détecter les erreurs tôt, à les corriger sans paniquer. «Quand je vois une erreur, je reste calme. Je pense au service. On en parle ensuite avec l’équipe.» Mais un plat imparfait peut-il quitter la cuisine?
Et en effet, aucun service ne déçoit. Jérémy Desbraux fait vibrer tous nos sens: chaque produit est sublimé, prolongé par un jeu de textures, de parfums et de couleurs. La truite s’imprègne de verveine et s’habille d’une subtile «peinture naturelle». Rien n’est forcé, aucune épice de trop. Cette retenue, cette précision, prouvent que le Français n’est plus en pleine ascension – il siège déjà sur son trône.
Le prix du succès
Quand le serveur emporte la dernière assiette, on hésite à la laisser partir. On contemple la trace du pain qu’on a passée sur le fond, les arômes qui persistent dans la bouche, et on voudrait tout revivre. Sur les neuf services (305 francs, vins et pain maison inclus), chaque plat surpasse le précédent jusqu’au dessert.
Alors, qu’attendre? Il faut vite y aller. Mais attention: depuis son titre de «Cuisinier de l’année» décerné par GaultMillau, le téléphone de la Maison Wenger ne cesse de sonner. Tout le monde veut une table. Jérémy Desbraux le sait et s’y prépare, avec un sourire: «Nous sommes prêts. Nous avons investi dans l’avenir».
Adapté de l'allemand par Tanja Maeder