Luidji vendredi soir? C’était très bien. Distingué, mais tapageur. Atypique, mais rassurant. Poli mais pas trop. Le sale gosse veut qu’on s’aime, alors il joue au bel intello pour nous le faire entrer dans le crâne. Une séance de psy sans canapé, mais avec des flammes sur la scène et quelques gros mots sous les trémolos.
Tout ça, pour quelques milliers de mineurs qui ne peuvent s’empêcher de lever leur majeur (parfois) et de scander (tous) les versets de ce grand frère de 33 ans. L’âge du Christ. «Ce soir, c’est pas l’Arena de Genève, c’est MON Arena de Genève» qu’il assènera à des fidèles en pleine descente d’ayahuasca émotionnelle, pour clôturer une tournée qui aura duré trois ans et demi.
J’avoue sans honte n’avoir connu la bestiole à la mode que quelques jours avant d’y emmener l’ado. (Oui, en musique et avec l’âge, il arrive parfois qu’on traverse un long tunnel sans réseau.) Je me rassure en me disant qu’être vieux, ce n’est pas tant de manquer quelque chose, mais de refuser d’en saisir le sens. Alors on a sorti le carnet de leçons avec la même détermination que les smartphones se sont braqués à l’entrée en scène du fondateur de Foufoune Palace.
Que Luidji me pardonne, mais l’être humain ne l’a pas attendu pour rendre la musique thérapeutique. Pour la transformer en punching-ball, comme si on tapait très fort dans son propre sac à névroses. Dans l’objectif d’un artiste ou d’un papa, le Graal c’est de savoir faire sauter le cadenas de ces corps et ces cœurs en proie à la croissance et aux turbulences. C’est malgré tout le grand talent du Français à cravate et gants noirs, après Kurt Cobain ou Amy Winehouse: (se) poser les questions essentielles.
Parfois, les thérapies (comme les chansons) peuvent flinguer leur cible. Parmi la démonstration d’adresse proposée par Luidji vendredi soir, j’ai assisté à un drôle de paradoxe, lorsque cinq mille ados ont été alignés poétiquement sur un peloton d’exécution. Sur scène, au moment du morceau Gisèle, ce Julien Doré du rap chaloupé s’est armé, comme à chaque fois, d’une grosse caméra, pour viser lui-même son public. L’écran géant comme un gigantesque reflet.
Dans la fosse, des jeunes en meute, l’objectif de l’iPhone braqué sur eux-mêmes, flash sur leurs gueules, paroles postillonnées par cœur et gestuelle gangsta. On aurait dit une multitude de petits clips de hip-hop tournés sur la musique d’un autre. Une suite logique du selfie, dans laquelle l’artiste ne disparaît pas tout à fait. Un karaoké du paraître.
Naïf, je me dis que la meute a voulu illustrer le propos, mettre en scène et s’approprier leurs propres fragilités pour mieux les transcender. On dit souvent qu’il faut attraper une araignée les yeux ouverts pour éteindre la phobie.
Mais le scénario se répétera à chaque tube, dévoilant ces sommes d’individualités se chamaillant la lumière du téléphone et la gloire d’un réseau qui n’attend que ça.
Qu’on ne se méprenne pas: chacun a sa méthode pour s'immerger dans un concert et aucune ne vaut mieux que l’autre. Et Luidji peut être fier, parce que le narcissisme des jeunes ne s’enclenche pas sur commande et surtout pas pour tout le monde. Vendredi soir, nous avons eu droit à une thérapie, une vraie. De celles qui ne fonctionnent pas à tous les coups. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir été une grande réussite.
À la fin, alors que les smartphones sont déchargés, les majeurs, aidés de quelques autres doigts d’ados, formeront cette fois des cœurs au-dessus des têtes. Ça y est. On s’est aimé un peu pendant nonante minutes.